Ainsi, elle met en scène un savant d’opérette, spécialiste en histoire naturelle, qui fait semblant de décrire une nouvelle espèce biologique : le Verfügbar, organisme étrange dont la vie d’avant constitue la phase embryonnaire, éclot à son arrivée dans le camp nazi de la mort, et ne peut espérer qu’une longévité fort réduite, de plus ou moins trois ans selon les cas. Son mode de vie est décrit sous forme de sketchs émouvants et burlesques. On pourrait se demander s’il fait partie des vers luisants, puisqu’il éclaire tant dans la nuit et le brouillard ? Pourtant, son humour est très noir : « Et quand le train s’est arrêté, On ne m’a pas demandé mon billet ..., Mais malgré le plaisir de la nouveauté, J’aurais bien voulu m’en aller ... » Il est le miroir dans lequel se reflètent les innommables souffrances des détenues…
La performance de la compagnie des Souffleuses de chaos est extrêmement fidèle au texte et aux annotations musicales de Germaine Tillion, dont parents étaient de grands mélomanes. Elle ressuscite des chansons populaires, des airs d’opéra comme substrat musical, un humus d’émotions confisquées par l’environnement concentrationnaire. Le quatuor aguerri – Alizée GAYE, Marion NGUYEN THÉ, Marie SIMONET & Tiphaine VAN DER HAEGEN – a mis deux ans de recherche approfondie, d’affinement et de modulation sous la direction de Marion Pillé. On se trouve aujourd’hui devant une œuvre vivante, digne et esthétique. Sur scène, on assiste à une explosion de sensibilités féminines qui partagent avec ferveur un crescendo de douleur mais aussi d’espoir. Paradoxalement, on finit par concevoir que ressentir la douleur prouve que l’on est d’ailleurs encore vivant !
Le contraste est fort troublant entre les maquillages de geishas, les coiffures sophistiquées, les superbes robes froufroutantes de taffetas noir qui mettent en valeur bras nus et jambes gracieuses et ...les poignantes marionnettes efflanquées en pyjama rayé qui miment la détresse des françaises rebelles. Il y a tant de vie et d’humanité dans la manipulation vivante de ces poupées de chiffons ! Comme si chaque comédienne se penchait avec immense compassion sur chaque prisonnière, à la manière d’une fée salvatrice et lui donnait une force expressive mystérieuse. Il y a tant d’intensité dans le jeu des comédiennes lorsqu’elles se lâchent dans leurs danses à la vie ! Il y a tant de vérité à l’abri du rire dans le texte ! Il y a tant de mots qui finissent par désarmer le Mal… Les voix des choristes sont fraîches, vibrantes et tendres mais stridulent aussi, de manière lugubre, dans la nuit avec de lumineux relents de chœurs antiques. Les chorégraphies crépitent d’énergie vitale, les corps sont en perte d’équilibre, s’effondrent, les visages se tournent vers le ciel absent. ...Serons-nous les aveugles de Breughel ? Les effets chorégraphiques bouleversants sont portés et démultipliés par la musique nuancée du pianiste qui joue dans l’ombre. L’esthétique du texte souterrain donne la main à la dramaturgie des jouvencelles d’aujourd’hui et allume dans le cœur et l’esprit, le rejet incontournable et définitif de la barbarie.
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