Une carcasse de voiture, des silhouettes fantomatiques émergeant du brouillard nous plongent d’emblée dans une atmosphère cauchemardesque. Elles vont s’incarner en personnages déboussolés, écorchés vif en quête d’amour. Joëlle, blessée dans sa chair, n’arrive à aimer sa fille Djoukie que dans sa tête. Privée de tendresse, celle-ci cherche à percer le secret de sa naissance. Seule, cette révélation lui permettra de s’ouvrir à l’amour de Nikki, un brave garçon, souffre-douleur d’une bande de brutes. Passé près de la mort, il se croit invulnérable et n’écoute pas les conseils de son frère Charles ou de son vieux père Léo, qui veulent le protéger contre les pulsions haineuses. Murielle, échappée de la ville, cherche maladroitement à mourir ou... à se faire dépuceler. Quant à Déesse, la meilleure amie de Joëlle, elle voudrait que sa liaison avec Coyotte, le caïd de l’île, lui apporte le véritable amour. Depuis qu’il a vu des hommes mourir au combat, Simon , un ex-militaire, rêve de donner la vie. Cette immense soif d’amour paraît lutter contre les hurlements obsédants des chiens de roche.
Pour nous exposer les liens entre les personnages et dévoiler leurs failles, leurs souffrances et leurs désirs, l’auteur multiplie les séquences courtes, qui nous font voleter d’une histoire à l’autre. Cette construction sinueuse maintient assez longtemps le spectateur à distance, d’autant plus que les échafaudages imposent souvent aux acteurs une course ou une escalade, avant leurs interventions. Cependant cette impression de morcellement s’estompe progressivement et l’on se laisse entraîner par ces personnages déchirés, qui traduisent leur rage de vivre dans une langue sauvage, rugueuse, pimentée d’expressions québécoises et truffée de métaphores. Une langue dont se sert Daniel Danis pour évoquer sa création théâtrale : " J’essaie de bâtir de miniatures océans oubliés, de répandre des filets et de remonter à la surface des mots grouillants et écaillés, avec des corps nourriciers, pour peut-être mieux saisir les rages et les au secours d’amour de la communauté des miens."
Les personnages de ce "Langue-à-langue des chiens de roche" sont à la fois acteurs et spectateurs de leur histoire, vivant les scènes et décrivant leurs actions au public. Cette situation, comme l’étrangeté de la langue, le dispositif scénique ou le choix délibéré de comédiens jeunes (même pour les rôles de parents) nous incitent à considérer la pièce comme une fable. Une fable illustrant le refus d’abdiquer devant les douleurs de la vie.
La mise en scène tonique de Georges Lini oppose efficacement la violence brutale à l’absolue nécessité d’aimer. En demandant à ses interprètes d’enfiévrer le plateau, il fait ressentir l’énergie qui habite ces îliens en détresse. Certes, la fougue amène certaines comédiennes à malmener l’une ou l’autre réplique, mais la prestation d’ensemble de la troupe est remarquable et nous touche au coeur et à l’âme.
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