Double observation. Afin d’étudier le prétendant à loisirs, la jeune fille a décidé de prendre la place de Lisette, sa servante, et celle-ci, ravie de la récréation, jouera le rôle de la maîtresse. Mais, Dorante a eu la même idée : il s’est travesti en Bourguignon tandis que son valet, Arlequin, ravi lui aussi d’avoir l’occasion de malmener son maître, jouera sublimement au « Monsieur ». Le choix de Julien Besure ne pouvait pas faire mieux dans ce rôle de bouffon vaniteux, parfait malotru, sot et trivial, dont le jeu de jambes et de postures est éblouissant. Les habits et les manières, certes, peuvent contrefaire, mais la langue ne peut trahir. Du côté des nantis, c’est la qualité de la langue courtoise, vive et raffinée, qui révèle malgré les déguisements, la délicatesse et la sincérité des sentiments. Marivaux, l’esthète ! Serge Daems à la machine à coudre de costumes de rêve ! Et un rêve d’interprétation, tant pour la qualité de la diction que pour la qualité des intonations et la vérité de jeu, incarné par Caroline Lambert. On se souvient avec ravissement de l’espiègle servante espagnole de « Comme s’il en pleuvait », joué dans le même théâtre par la même exquise comédienne, qui a fait le cours Florent et ne déparerait pas à La Comédie Française ! Lumières et régie : l’impeccable Sébastien Couchard.
Mais, si le délicieux Dorante (Jules Churin, qui lui résisterait ?) a eu le coup de foudre et meurt d’amour pour une prétendue femme de chambre nommée « Lisette », la joueuse et vindicative Silvia ne laissera tomber son masque de domestique que lorsque Dorante, ayant eu l’imprudence (?) et la franchise de lui avouer son identité, ira jusqu’à la demander en mariage malgré son statut de domestique et après avoir même dû essuyer …les affres de la jalousie ! C’est ici, que Marivaux pousse à l’extrême le marivaudage, c’est-à-dire, non vraiment ce que l’on entend par badinerie, mais le plaider le faux pour savoir le vrai ! Car voici que Mario, le frère de Sylvia, lui aussi pousse le jeu en déclarant tout à coup qu’il est amoureux de « Lisette » et prétend être son amant ! Un Abel Tesh de haut vol et de haute stature ! Quelles tempêtes sentimentales, quels quiproquos, quelles manipulations… c’est la société entière qui est dépecée sous le scalpel de Marivaux, l’anatomiste !
Ce qui apparaît sous les traits débonnaires et rieurs de Michel de Warzée, c’est une nouvelle sorte de père qui met le bonheur de sa fille au-dessus des conventions sociales et de l’appât de gains matériels. Mais ce père garde toutes les commandes car lui et son fils sont les seuls à connaître les dessous des déguisements croisés, et à jouir de la comédie dont ils sont les maîtres. Voilà Sylvia, qui pensait être passée maître à bord, en proie à un jeu qu’elle ne dirige plus, pas plus qu’elle ne semble capable de contrôler la nature de ses sentiments. Elle enrage lucidement de se savoir aux mains d’un destin qu’elle ne contrôle plus… Sort fatidique et éternel des femmes, en général ? Marivaux, féministe ?
Du côté des serviteurs qui jouent aux maîtres, l’imposture est de taille et très douloureuse. Comment ? Se laisser aimer d’un seigneur ? Est-ce pensable ? Lisette, dite « Sylvia » ne répond bientôt plus de rien, car elle fait confiance à son trouble et ses émotions ! Elle supplie Orgon d’arrêter le « jeu ». Elle n’en peut plus ! Dans ce rôle qui lui va comme un gant, Stéphanie Moriau est palpitante d’émotion et de satire. Accepter les avances d’une Dame ? Impensable pour le très leste Arlequin, dit « Dorante » ! Shocking ! Dans son jeu de salon aux allures de carnaval, Marivaux se gausse ouvertement des barrières sociales ! Ah, le visionnaire !
Dominique-Hélène Lemaire