S’interrogeant sur la manière dont la mémoire sélectionne les souvenirs, Fredrick constate que les moments joyeux lui ont échappé : "Seules les plaies semblent s’être gravées durablement en moi." Paroles douloureuses qui se fondent dans une atmosphère glaciale. Au centre d’une grande pièce, un cercueil gris surmonté d’un casque colonial. Le décès suspect du père paralyse la famille. On vit sous scellés. La veuve tente de sauver les apparences. Mais ses vagues promesses ne rassurent pas la bonne, angoissée par son avenir. Et c’est en vain que son fils Fredrick réclame de l’argent pour ses études ou son costume d’enterrement. Gerda, sa fille, subit tout autant sa domination. Lorsqu’elle revient de voyage, sa mère manipulatrice n’a d’yeux que pour Axel, son gendre, qui lui fait des confidences sur son couple. Une complicité malsaine, qui pousse Gerda à se réfugier auprès de Fredrick, son jumeau.
Elle est comme une somnambule. Si on la réveillait, elle ne pourrait plus vivre. Son frère la tranquillise. Les parcours des grands criminels, révélés par ses études de droit, lui ont montré que "nous vivons tous comme des somnambules." Révolté, Fredrick noie son dégoût de l’existence dans l’alcool. Il se soûle aussi de paroles et se défoule, en narguant le racisme des colons. Une lettre laissée par le défunt bouleverse cette famille tétanisée, provoque un règlement de comptes et suscite plusieurs questions. La remontée de secrets enfouis et les confidences au public dévoilent la complexité de chaque personnage. On révise ses jugements. Même sur le père. Ennobli comme tous les morts, il est rattrapé par des souvenirs glauques.
En actualisant cette pièce créée en 1907, Jeanne Dandoy a multiplié les rapports de domination. La bonne, incarnée par Yamina Takkatz, est une domestique à la merci de la maîtresse de maison. C’est aussi une Maghrébine sans papiers, menacée d’être renvoyée dans son pays. Axel apparaît d’abord comme un gendre opportuniste, puis comme un Noir épris de liberté et d’humanisme. L’auteure lui met dans la bouche un extrait de "Peau noire, masques blancs" (Franz Fanon). Un monologue, qui permet à Sanders Lorena de défendre, avec conviction, son droit de stigmatiser les racistes qui se gargarisent des "Y a bon Banania", tout en refusant de jouer les victimes. Surnommant son héroïne "le pélican", Strindberg souligne, par dérision, l’absence d’amour d’une mère, qui n’a rien de nourricière. L’adaptation et le jeu nuancé de Catherine Salée ne la blanchissent pas, mais la rendent plus humaine.
Les voiles, qui délimitent les espaces, rendent poreuse la frontière entre réalité et fantasme. Bouffées de souvenirs, images angoissantes, objets mystérieusement animés semblent hanter les personnages. Un trouble renforcé par l’univers sonore étrange, créé par Maxime Glaude. Prisonniers des mensonges, des non-dits et des illusions, les jumeaux étouffent dans ce huis clos. Gerda (Chloé de Grom) vit dans sa bulle, pétrifiée. Sous ses discours et ses plaisanteries, Fredrick (Julien Vargas) laisse percer sa fragilité. C’est en sortant de l’aveuglement que les membres de cette famille meurtrie peuvent espérer retrouver le goût de vivre. Remaniée, cette pièce, dont le titre aurait pu être changé, devient un appel à l’humanisme. Une scénographie efficace et cinq comédiens dirigés avec doigté font de ce "Pélican" un spectacle intense et profond.
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