Pendant que le public prend place, les interprètes, deux femmes, trois hommes, prennent un à un possession du plateau. Ils attendent dans un décor dépouillé fait d’amas de cartons et de tapis et observent les spectateurs. Une danseuse entame une succession de mouvements en recherche d’équilibre. Des bribes du « Beau Danube Bleu » émergent, une voix radiophonique disserte sur le fondement de la société. L’autre danseuse se met à son tour en mouvement, debout, au sol. D’autres bribes d’une chanson d’Amy Winehouse affleurent avant de laisser la place à des bruits de circulation ou de vagues. Une autre voix, en anglais s’impose dans la couche sonore. Un des danseurs, étendu au sol en compagnie de ses deux comparses, se l’approprie dans une sorte de play-back. Tous trois devisent avant de se lever et s’affronter dans une danse collective à la manière de « West Side Story ».
La danseuse singapourienne (Sara Tan) récite en anglais (la traduction s’affiche en français sur l’écran) les recommandations d’un guide de survie au XXIe siècle. Tous prennent position autour de grandes plaques disposées sur le sol, les déplacent comme des continents à la dérive ou des plaques tectoniques qui bougent, s’entrechoquent, se superposent. Ils se glissent sous ces surfaces mouvantes tandis que des micro-caméras capturent les images en gros plan des détails de leur physique, de la structure des matières, projetées sur le mur de fond.
On entend des souffles, des parasites sonores. Les mouvements deviennent plus amples, plus rapides, les plaques deviennent pelleteuses pour dégager le plateau des amas de carton que les interprètes se sont lancés au visage, les plaques deviennent mur vite démantibulé, avant qu’un brasier rougeoie sur le plateau. Panique, les troupes s’éparpillent et courent dans tous les sens, tentant de fuir le chaos. L’exode a commencé.
Le XXIe siècle est assurément celui de l’image, qui tout en prétendant reproduire la réalité crée une distance inexorable avec celle-ci. Les certitudes s’en trouvent ébranlées et leur disparition pousse les individus dans un périple erratique aux allures de dystopie (une histoire qui se déroule dans une société imaginaire difficile voire impossible à vivre), un chassé-croisé au travers de situations instables, éphémères, volatiles, à la recherche du réel, d’un réel, au milieu des ruines.
La chorégraphe Michèle Noiret a déjà fait montre de ses capacités à utiliser les technologies de l’image et du son de manière inventive et totalement maîtrisée. A cet égard « Hors-Champ » (2013) fait figure d’œuvre fondatrice du « cinéma-danse » au point d’être présenté comme « long-métrage scénique ». Ici plus particulièrement, l’image filmée donne de la profondeur à la scène, met en relation l’espace, les interprètes, les matières, les textures, le décor. Mais l’image n’est jamais la simple reflet de la réalité.
Disproportionnée, inversée, décalée, elle révèle un univers insoupçonné, irréel, mais qui touche l’imaginaire. Les projections ne reproduisent pas la réalité, elles la travaillent, la subliment, la transforment. Au milieu des perspectives qui se succèdent, des points de vue qui s’accumulent, le spectateur scrute le lien avec ce qui se passe sur le plateau, cherche la caméra invisible sans la trouver. L’incertitude le gagne.
Si les images créent l’étonnement, elles n’occultent pas la qualité chorégraphique - même le déplacement des panneaux semble minutieusement écrit - de cette pièce admirablement servie par les cinq interprètes (Alexandre Bachelard, Harris Gkekas, Liza Penkova, Sara Tan et Denis Terrasse). Appuyée par les créations vidéo de Vincent Pinckaers et l’univers sonore élaboré par Todor Todoroff, Michèle Noiret assemble les langages pour créer des tableaux, des émotions, des ambiances fascinantes.
Didier Béclard