En débarquant sur le quai de gare de sa ville natale, Claire Zachanassian
apparaît comme une vieille dame impatiente, dure, capricieuse, despotique. Elle collectionne des maris qu’elle méprise et tyrannise ses domestiques bouffons. Ses milliards l’ont déshumanisée et persuadée que personne ne peut leur résister. Aussi, pour se venger d’Alfred III, un homme qu’elle a sincèrement aimé et qui l’a abandonnée enceinte, Claire a décidé de s’acheter la justice. Puisqu’elle a dû se vendre en devenant une pute, que le monde devienne un bordel ! La vieille dame a entamé ce règlement de comptes en castrant et en rendant aveugles Toby et Roby, les faux témoins soudoyés par son jeune amant. Maintenant c’est aux bourgeois de Güllen à prendre leurs responsabilités : elle leur offrira la prospérité, s’ils exécutent le coupable. Quand le bourgmestre offusqué refuse cette proposition, Claire, très sûre, lui répond simplement : "J’attends."
Ce marché monstrueux stupéfie Alfred III. Il avait oublié sa trahison et, durant leur pèlerinage sur les lieux de leur idylle, "sa petite sorcière" n’avait pas manifesté de rancune. Cependant, dans un premier temps, soutenu par ses concitoyens, l’épicier ne s’inquiète pas. Les affaires reprennent. Mais la multiplication d’achats coûteux à crédit lui met la puce à l’oreille. Güllen semble rouler sur l’or. Et Alfred III se débat comme une mouche prise dans une toile d’araignée. Plus on le rassure, plus il panique. Il ne retrouvera sérénité et liberté qu’en admettant de jouer son rôle. Complètement ruinés, les habitants de Güllen sont devenus les otages de cette femme qu’ils ont bafouée. Eux aussi accepteront de se plier à l’injustice, en maquillant un crime collectif en condamnation d’un coupable.
"La Visite de la vieille dame" déconcerte par le mélange de vivacité et de lourdeur. L’exposition des malheurs de Güllen s’étire, les allusions au cadavre d’Alfred III sont fort insistantes et certains personnages font renaître les caricatures de Daumier. Mais s’il ne lésine pas sur les effets burlesques et l’humour noir, Friedrich Dürrenmatt suggère avec aisance les progrès de la mauvaise foi dans les consciences.
Pour rendre crédible et attrayante cette aventure symbolique, Jean-Claude Idée, le metteur en scène, s’est entouré de collaborateurs très inspirés. Sobre et vigoureuse, l’adaptation de Jacques De Decker sonne juste, les superbes costumes de Ludwig Moreau saluent le retour de l’opulence et les ingénieux changements de décors, imaginés par Serge Daems, dynamisent le déroulement de l’action. Dirigés avec précision, les vingt-cinq comédiens forment une troupe homogène qui, adoptant un rythme soutenu, rend cette fable captivante. En incarnant Claire Zachanassian avec une énergie farouche et une autorité dédaigneuse, Louise Rocco impose un personnage implacable, machiavélique, totalement obsédé par sa vengeance. Curieusement, sa victime ne provoque pas notre compassion. C’est un anti-héros. Par son jeu retenu, Michel Poncelet souligne la dignité de cet homme qui se soumet à son destin. Le personnage du bourgmestre permet à Marc De Roy de révéler progressivement la duplicité d’un manipulateur sournois. Interprété avec justesse par Alexandre von Sivers, le proviseur est gêné de participer à un meurtre, mais sa honte est vite diluée dans les discours creux d’un humaniste impuissant.
Un texte tragi-comique qui fait réfléchir sans imposer de solutions, une distribution éclatante , un spectacle grandiose... De quoi enthousiasmer tout spectateur exigeant !
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