Sartre situe l’action dans les années 40, au coeur d’une petite ville du sud des Etats-Unis. Aux abois, un Noir, accusé du viol d’une Blanche, supplie Lizzie de l’innocenter. Cette prostituée sait qu’il n’est pas coupable. Dans le train, elle a vu un Blanc tuer un Noir et provoquer la fuite d’un autre. Cette vérité, Dick, un client, voudrait bien qu’elle la trahisse. Un faux témoignage permettrait de disculper son cousin Thomas. La putain est déconfite. Pas question d’obéir à cet homme pingre, coincé, qui après avoir joui, lui reproche de "sentir le péché". Les menaces des flics ne l’impressionnent pas davantage. Politicien sans scrupules, le sénateur, père de Dick, approuve son honnêteté, pour la mettre en confiance. Puis, en parlant au nom de l’Amérique, il réussit à la déstabiliser et à lui faire signer le document, qui sauve son neveu. Minée par sa mauvaise conscience, Lizzie pousse le Noir à se défendre avec une arme. En vain : "Je ne peux pas tirer sur des Blancs.". Elle aussi se soumet à l’ascendant des oppresseurs.
Une domination qui vole en éclats dans la pièce de Jean-Marie Piemme. Patronne de bordel, Lizzie ricane lorsque Dick se plaint de la maigreur des recettes. Elle éprouve un profond mépris pour cette épave noyée dans l’alcool et la drogue. Un fils qui retrouve de la vigueur pour frapper son père, le sénateur. Le visage tuméfié, celui-ci révèle sa médiocrité. Il voudrait récupérer sa Rolex, pour que Dick ne découvre pas sa liaison avec Lizzie. Très irrespectueuse, la putain refuse de prolonger les cachotteries. Ce sont les échanges avec Louis, le Noir, qui la poussent à relever la tête. Il a commencé par la défier : "Appelle la police. Ne te gêne pas." Elle croyait qu’il désirait se venger. En réalité, il est déterminé à affirmer son existence. Protégé par des lois, qui combattent la discrimination raciale, il défend son honneur, la mémoire de sa femme et l’avenir de son fils.
Le texte de Sartre nous montre que le Noir et la putain se voient avec les yeux des Blancs. Les mystificateurs, qui ont annexé le Bien et le Droit, ont pourri leur regard. Ils les ont persuadés que si on les tolère, c’est uniquement parce qu’ils sont utilisables. Un intermède évoque la lutte contre ce racisme aveugle. En chantant avec ferveur "Strange fruit", Priscilla Adade dénonce les lynchages des années 30. Ensuite, un trio de chroniqueurs rappelle lois et faits marquants, qui ont desserré l’étau de la ségrégation raciale. Situant sa pièce dans les années 60-70, Piemme s’attaque à la problématique de la domination blanche "au moment où elle est en faillite". Un déclin concrétisé par les rapports haineux entre le sénateur et son fils.
La mise en scène rigoureuse de Philippe Sireuil nous entraîne dans un spectacle d’une grande intensité. Film du délit, croix enflammée, bison défiant un Noir apeuré nous plongent dans la violence du sud des Etats-Unis. Sartre et Piemme ont créé un sénateur et une Lizzie fort différents. Thierry Hellin se montre aussi convaincant en politicien machiavélique qu’en père minable et monstrueux. Berdine Nusselder passe souplement d’une Lizzie résignée à une femme qui se libère de ses complexes. Jean-Marie Piemme a donné la parole à Louis et pour conférer au rôle "une dimension qui embrasse le monde entier, la totalité des hommes", Philippe Sireuil l’a confié à Priscilla Adade, une actrice noire.
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