Dans un petit film, les protagonistes se présentent mutuellement. Des portraits au vitriol. Pas de doute, leurs rapports seront tumultueux. Excédée par les accents martiaux d’une symphonie d’Anton Bruckner, la psy reproche à son voisin de perturber ses consultations, en diffusant de la "musique de nazis". Chef de produits chez Yoplait, celui-ci comptait l’utiliser dans un clip, pour lancer un nouveau dessert. Ignorant que Bruckner était le musicien préféré d’Hitler, il s’exposait à de graves ennuis. "Petite fleur" et croix gammée ne font pas bon ménage. Il est rassuré, elle est écoeurée. Comment peut-on abîmer une musique sublime, en la trempant dans le yaourt ? En alternance avec différentes prises de bec, des séquences illustrées montrent ces quinquas à la recherche de l’âme soeur. Afin d’échapper à une solitude pesante, "Docteur toc-toc" et "Edredon douillet" se branchent sur des sites de rencontres. En respectant les clichés sociaux. Pour lui, le sexe est important. Pas question d’être soupçonné d’impuissance. Pour elle, secondaire. On ne la prendra pas pour une nymphomane.
La psychologue, au caractère bien trempé, ne favorise pas la discussion. Repérant le tic de langage de son adversaire timide, conciliant, elle le tourne en dérision : "Vous ne croyez pas qu’il vaut mieux "dire" que "vouloir dire" ?". Elle se montre autoritaire, arrogante, parfois blessante. Et le vendeur de yaourts méprisé se rebiffe. Il appuie là où ça fait mal, en la questionnant sur sa dernière sortie en boîte. Exaspéré, il accuse cette "dangereuse réac déguisée en psychanalyste bobo" d’être payée par Danone, pour lui pourrir la vie. Ils se disputent comme chien et chat, mais leurs coups de griffes fissurent leur carapace. Le voisin offensé tend un miroir à l’agresseur et l’oblige à se remettre en question. Prisonniers de leurs habitudes, de leurs préjugés, de leur mauvaise foi et de leur orgueil, ils laissent enfin fondre leur pudeur et dévoilent la fragilité de leurs coeurs solitaires.
On se laisse emporter par ce texte bondissant. Cependant sous les échanges acérés et les répliques mordantes, qui font beaucoup rire, percent frustrations et désirs. Fabrice Roger-Lacan n’a pas écrit une succession de sketchs brillants, mais une comédie psychologique. Les dialogues intelligents laissent parfois la place à des adresses au public, à des didascalies ou à des commentaires, qui montrent qu’"Elle" et "Lui" sont des "personnages", vivant le temps d’une représentation. L’auteur s’amuse aussi à glisser dans sa pièce des expériences personnelles. Ainsi, son ironie le pousse à casser les clichés : la psy est de droite et le commercial de gauche. Il règle ses comptes avec Marguerite Duras. Adolescent, il l’adorait. Puis, sous l’emprise d’un prof influent, il l’a trouvée chiante. Petit-fils de l’éminent Jacques Lacan, il prend plaisir à brosser un portrait peu flatteur d’une psychanalyste.
Le décor blanc, dépersonnalisé souligne la similitude des appartements, qui contraste avec l’antagonisme de leurs occupants. Mouvant, il permet d’enchaîner les séquences sur un rythme soutenu. En couple (à la ville comme à la scène), Marie-Paule Kumps et Bernard Cogniaux s’offrent une cure d’engueulades jouissive. Alain Leempoel, le metteur en scène, qui les connaît depuis longtemps, les a aidés à s’appuyer sur leur complicité, pour afficher une mésentente cordiale. Par leur jeu maîtrisé, tous deux nous incitent à ne pas être dupes des apparences et à rejoindre l’avis de Bernard Cogniaux : "Cette dispute est en fait une longue scène de séduction."
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