Regroupés d’un côté du bar, trois hommes et une femme observent un inconnu, perdu dans ses pensées. Long silence. "On peut vous offrir un verre ? Monsieur ?". Alfredo Traps leur explique que voyageur de commerce, il est immobilisé par une stupide panne de voiture. Une aubaine pour l’ancien juge et ses amis, qui ont été procureur et avocat. Pour tromper leur ennui, ces retraités s’amusent à rejouer des procès célèbres : Jeanne d’Arc, Dreyfus... Ce serait plus intéressant avec un accusé vivant. Parti du bas de l’échelle, Alfredo est devenu l’agent général des textiles "Héphaïstos". Un poste qui l’oblige à parcourir des centaines de kilomètres par jour, à bord de sa puissante Studebaker. Il est fier de sa réussite et n’a rien à se reprocher. Aussi, malgré les conseils de prudence de l’avocat, il se dit prêt à entrer dans le jeu. Le procès est déjà commencé, lui rétorque-t-on.
Effectivement, le procureur n’a plus qu’à resserrer le noeud coulant autour du cou de Traps. Son interrogatoire subtil et implacable justifiera le principe : "Derrière chaque action, le crime, derrière chaque individu, l’assassin." Les aventures extra-conjugales du représentant de commerce, ne l’intéressent pas. Son ascension professionnelle, incarnée par la superbe Studebaker, beaucoup. Questionné sur la mort de l’homme qu’il a remplacé à la tête de l’entreprise, sur ses rapports avec ce rival, sur ses relations avec son épouse, Traps se laisse griser par son amour-propre et les verres de whisky. Il baisse le masque. Des révélations compromettantes qui ravissent le procureur et éveillent chez ce prétendu innocent, un sentiment de culpabilité.
Juchés sur leurs tabourets, derrière le bar, les retraités de la justice font face au public. Comme dans une salle de tribunal. Ce théâtre dans le théâtre s’attaque à l’illusion de la justice et aux dangers de la représentation. En se prenant au jeu, Traps se retrouve prisonnier d’un engrenage kafkaïen. L’auteur avait imaginé un repas succulent, une soirée joyeuse, au cours de laquelle se défoulent trois vieillards avinés. Quand ils étaient en fonction, ils pestaient contre les contraintes judiciaires. Maintenant plus question d’entraves. Le juge (Armel Godel) se lâche. Il rigole de sa blague de potache ou en entendant "Héphaïstos", il s’écrie : "Le dieu cocufié par Aphrodite". Pour se dégourdir les jambes, il se trémousse poussivement et danse avec le bourreau, aux allures de vamp. C’est le seul personnage à manifester une sénilité cocasse. Le procureur (Gilles Tschudi) affiche le brio de Sherlock Holmes et l’avocat désespéré (Christian Gregori) ne cesse de lever les yeux au ciel, en entendant s’enfoncer l’accusé. Jamais ridicules, ils empêchent la comédie de basculer dans la farce.
Valentin Rossier fait d’Alfredo Traps un hâbleur, qui aime se donner de l’importance. Aveuglé par son égocentrisme, il ne flaire pas les pièges de l’adversaire et ne s’accroche pas à son innocence. Peu de suspense et de tensions, mais une atmosphère pesante et glauque. Le metteur en scène s’efforce de "servir l’imaginaire du spectateur". Celui-ci est intrigué par l’énigmatique serveuse-bourreau (Barbara Baker), la multiplication des verres de whisky et les disques inattendus diffusés par le juke-box. Ces intermèdes musicaux sont suggestifs, mais trop longs. En transformant la mascarade de la justice en beuverie cauchemardesque, Valentin Rossier assombrit la comédie de Dürrenmatt et la prive de son dynamisme