C’est dans un décor brut et lourd de sens que prend place le face à face poignant de deux femmes ravagées par la folie humaine. Brisant leur silence, une voix-off inonde la scène habillée de tableaux noirs suspendus, où les dessins à la craie, les plans, les listes de victimes et les textes d’analyse se mêlent au mobilier vétuste et aux vêtements entassés. Cette voix qui résonne est celle de Kate, une psychologue américaine en mission d’identification des charniers dans les Balkans. Anéantie par sa confrontation incessante avec la mort, elle décide de se consacrer au traitement des traumatismes chez les femmes victimes des conflits interethniques et tente de venir en aide à Dorra, une jeune femme enfermée dans son mutisme après avoir été violée pendant la guerre de Bosnie.
Porté par le duo de comédiennes Marie Denys et Sophie Jaskulski, "Femme comme champ de bataille" révèle deux écorchées vives liées dans la souffrance par la même impuissance face à la violence et la monstruosité des hommes. Alors que l’une veut comprendre, l’autre veut oublier. Alors que l’une s’accroche à la vie, l’autre veut se donner la mort et empêcher l’enfant d’un viol de venir au monde. Dans cette lutte aux espérances contraires, une relation s’installe au fur et à mesure que la parole se libère et que Dorra et Kate tentent de mettre des mots sur les atrocités. Animées par cet impétueux besoin d’exprimer leur révolte au cœur de l’intime, les deux femmes font éclater la beauté et la violence du texte de Visniec.
Soutenue par un subtil jeu de lumières et d’obscurité, "Femme comme champ de bataille" se nourrit également d’un univers sonore original, créé en direct sur scène par Florian Jubin, à la fois beat-boxeur et troisième personnage de la mise en scène. Malgré ce fond sonore inédit et inventif, cette interférence masculine dans un rôle effacé du spectacle et inexistant dans l’œuvre de Visniec, semble superflue ou porteuse d’un sens qui nous échappe, car si elle renforce l’ambiance sonore, sa présence au cœur dans la représentation déforce le propos d’une pièce qui n’a besoin ni d’effet ou ni d’artifice pour toucher le spectateur.
A travers le témoignage tantôt cru, cynique ou sensible des dangers du nationalisme et de l’intolérance, Marie Hossenlopp nous raconte la cruauté des guerres interethniques quand le sexe de la femme de l’ennemi devient un champ de bataille, lui-aussi. "Femme comme champ de bataille" nous heurte par un texte fort et émouvant, laissant un mal-être bouleversant se dessiner parmi les phrases écrites à la craie, l’écho de voix murmurées dans un micro, les silences pensants, les cris étouffés et les instants symboliques capturés comme des images que l’on veut oublier. Spectacle intense et déchirant, il nous renvoie au combat des victimes que le temps ne guérira pas, rejetant leur propre pays, sali à jamais par l’horreur et la haine de l’autre.
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