1923. Depuis trois ans, Clémenceau s’est retiré dans sa maison vendéenne, près des Sables-d’Olonne. La surveillance de Clotilde, sa bonne, l’agace. Il fume à son insu, l’offusque par son athéisme et envoie au diable ces ânes de médecins (alors qu’il en est un !). En présence de Marguerite Baldensperger, son éditrice, le tigre ronronne. Venue l’aider à rédiger son deuxième ouvrage, cette jolie femme a séduit l’octogénaire et il lui confie son inquiétude. Pour mettre en valeur l’ensemble du travail de Monet sur les "Nymphéas", il a obtenu que l’on rénove, à grands frais, le musée de l’Orangerie. Or, sous divers prétextes, son ami repousse régulièrement l’échéance de l’inauguration. Puisqu’il s’est enfin décidé à le rejoindre en Vendée, Clémenceau se prépare à un tête-à-tête musclé, pour crever l’abcès.
Retrouvailles chaleureuses. On admire les nouvelles plantations, on savoure le poulet Soubise et au café on aborde... la question délicate. Trahi par ses yeux, Monet révèle à son hôte qu’il n’arrive plus à distinguer les couleurs et doute de sa capacité à poursuivre son œuvre. Fureur de Clémenceau qui se sent piégé par cette promesse bafouée. L’honnête républicain se reproche d’avoir dilapidé l’argent des Français. Les altercations se multiplient. Mais ces engueulades, ces duels risibles ne masquent pas la profonde amitié qui unit les deux hommes. Esprits rebelles, allergiques aux honneurs, ils ont mené ensemble le combat de l’impressionnisme. Tous deux se passionnent pour l’horticulture. Monet admire le courage du "Père la victoire" qui, à 77 ans, a joué un rôle déterminant dans la conduite de la guerre. Ecoeuré par la politique, Clémenceau voue un culte à l’Art. C’est à son vieux compagnon qu’il se confie : son amour pour une femme beaucoup plus jeune que lui le déstabilise.
Bouillant, parfois fanfaron, Clémenceau est capable de se regarder dans une glace et de regretter ses fautes : son attitude odieuse à l’égard de la mère de ses enfants ou la boucherie des tranchées. Cependant ce sentiment de culpabilité n’altère pas son goût de vivre. Et quand il ressent le désarroi de Marguerite, marquée par le suicide de sa fille, il parvient à la réconforter et ose lui proposer : "Mettez votre main dans la mienne. Je vous aiderai à vivre. Vous m’aiderez à mourir." Le jeu tout en retenue de Michel de Warzée et de Stéphanie Moriau rend cette scène très émouvante.
Le tigre se bat contre la vieillesse. Farouchement. S’il éprouve de la compassion pour son ami à la dérive, il refuse de s’incliner devant sa dépression et cherche à lui insuffler son énergie. Monet est conscient d’ "être devenu un vieux maboul, à force de solitude". Un misanthrope délicat, qui écoute patiemment les platitudes sur la peinture, débitées par Clotilde. Pour cette femme simple, il est "le monsieur qui s’occupe des fleurs". La peinture est toute sa vie. Aussi la dégradation de sa vue l’attire vers le néant. Mais il est capable de sursauts. Face à la mer, Jean-Claude Frison se laisse emporter par la passion du peintre, apprivoisant les couleurs de l’eau vive.
La mise sur orbite est lente : on attend Monet avec impatience. Mais dès son arrivée, la pièce adopte un rythme alerte. Pimentés par la causticité de Clémenceau, les dialogues sont enlevés. Sans tourner au festival de bons mots. La stature historique des deux géants s’estompe au profit de personnages vulnérables, incarnés par des comédiens qui mêlent efficacement drôlerie et sensibilité. Cependant, malgré leurs faiblesses, ces hommes passionnés et intransigeants nous donnent "une belle leçon d’intégrité et de courage" (Philippe Madral). Trouvera-t-elle un écho dans l’art et la politique d’aujourd’hui ?
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