Mardi 20 janvier 2009, par Xavier Campion

La beauté, un cadeau empoisonné

En revisitant le mythe de Narcisse, ce jeune adolescent tellement amoureux de sa propre image qu’il en perdit la vie, Andrès Cifuentes creuse le perpétuel va-et-vient de l’âme du jeune homme. Privilégiant le symbolisme et l’économie de l’objet, il nous prouve sa capacité à nous plonger dans un univers intimiste dont nous ne sortirons pas indemnes. Notre réflexion se focalise sur une question fondamentale : L’homme ne serait-il qu’un immense narcisse qui se regarde sans se soucier des souffrances qu’il inflige ?

Le Narcisse de Cifuentes se laisse avaler par un regard qu’il ignore être le sien. Sous sa « croûte » d’os, qui lui sert de cerveau, tout son être est sans cesse divisé, morcelé jusqu’à ne plus coïncider qu’avec une forme de néant, qui ne serait pas tout à fait la mort. Si seulement il pouvait se dissocier de son propre corps. Muré dan son auto-érotisme, il est incapable de communiquer avec l’autre, d’aimer la femme. Dans son élan profondément injuste, il déclenche toute sa fureur cruelle contre Echo, qu’il brutalise et dont il « use à son gré. » Narcisse hait le temps qui le tue et développe, inconsciemment, la haine de lui-même. Une seule solution : se refaire, à l’instar de cette fleur du printemps, dont le pouvoir narcotique peut être assimilé à la mort mais qui renaîtra à la vie. Ce n’est qu’en apprenant à se connaître lui-même et en mourrant à son ancienne identité qu’il pourra renaître. Un cycle symboliquement suggéré sur scène par le détriplement des corps.

La mise en scène, réglée au centimètre près, guide le spectateur. Quatre acteurs, trois hommes et une femme, investissent un plateau au décor minimal pour nous emporter dans un huit-clos à l’atmosphère de plus en plus oppressante. Le metteur en scène s’empare de deux univers : le théâtre et la danse. Une chorégraphie incisive où l’on virevolte et parfois s’étreint, pour un bref instant .Déshabillage des corps, symbole de la mise à nu des âmes et de la nudité originelle. Nous évoluons dans un univers à la fois sensuel et métaphysique. Ce spectacle recèle nombre de symboles dont on ne pourrait faire la somme ici. Alors qu’on s’installe dans la salle, la scène s’illumine petit à petit sur fond de musique nostalgique. Le public se sent d’emblée installé dans le projet du metteur en scène, très vite à la frontière dérangeante de la tristesse et du désir de mort. L’environnement sonore pénètre le spectateur et se mêle aux effets lumineux, tantôt néon blafard et cru sur des corps nus, tantôt l’éclairage intimiste et mystérieux de la bougie.

Lors d’une approche superficielle, certains spectateurs reprocheront peut-être le côté répétitif des scènes et textes et sombreront dans une forme d’ennui. Dommage, car les acteurs proposent une remarquable performance. Leur vérité est palpable, comme en témoignent le vide de leur regard, l’extrême violence de certaines scènes, qui peuvent déranger. Echo, condamnée à ne répéter que la fin des phrases entendues, est littéralement crucifiée dans sa souffrance et son abandon à Narcisse. Un tout grand moment d’émotion est créé par la mélopée remarquablement interprétée a cappella par Jérôme Dubois. Les acteurs adoptent un parler articulé, parfois saccadé et en parfaite synchronicité, qui donne au texte toute sa portée obsessionnelle. Pas toujours évident de définir la sensation de malaise au fur et à mesure que le spectacle se déroule devant nous . Sans aucun doute, « Narcisse » s’adresse à un public averti. A défaut d’être ému ou d’avoir pensé, le spectateur sera peut-être dérangé, voire choqué par l’image que lui renvoie le miroir. A chacun d’y mettre ses propres mots.