Grisé par sa valse avec Ilona, la nièce du châtelain Kekesfalva, le lieutenant Anton Hofmiller invite sa fille à danser. Or Edith est paraplégique... Pour se faire pardonner sa gaffe, il lui envoie des fleurs et lui rend régulièrement visite. La jeune fille se plaît en sa compagnie et son père compte sur lui, pour interroger le docteur Condor sur ses chances de guérison. La perspective d’un nouveau traitement éveille chez Kekesfalva et sa fille un fol espoir. Effrayé par ces illusions, Condor presse Hofmiller de les ramener sur terre. Celui-ci s’y refuse. Piégé par la pitié.
Comme un poison, cette pitié molle le paralyse et déclenche le mécanisme du drame. Ecartelé entre l’émotion suscitée par les souffrances d’Edith et l’impossibilité de répondre à son amour, il fuit ses responsabilités et ne choisit pas son destin. Harcelé par Kekesfalva, il lui promettra même lâchement de se fiancer avec sa fille, "si elle guérit". Les sentiments contradictoires qui le déchirent se révèlent dans les dialogues, mais surtout dans les silences. La mise en scène pleine de pudeur nous invite à pénétrer dans l’intimité de ce personnage faible et cruel. Plusieurs séquences se terminent par des points de suspension, qui, malheureusement, ralentissent parfois le rythme du spectacle.
Face à cette pitié sentimentale, dont Hofmiller est prisonnier, il existe une pitié créatrice qui rend tenace et généreux. Le docteur Condor l’incarne. Malgré les critiques de sa famille, il a sacrifié une brillante carrière, en épousant une aveugle. Mesuré, lucide, c’est lui qui tente de raisonner le lieutenant à la dérive : "On peut tout fuir sauf sa conscience." Comme un funambule, il soutient le moral d’Edith et de son père, tout en les protégeant contre leur rêve. Michel de Warzée interprète cet humaniste, passionné par son métier, avec une remarquable conviction.
C’est en spéculant sur la naïveté de l’héritière du château que Kekesfalva était devenu très riche. Le remords l’a poussé à se marier avec sa victime. Veuf, il a reporté tout son amour sur sa fille, dont la paralysie l’obsède. Par la subtilité de son jeu, Jean-Paul Dermont rend très attachant ce père déboussolé, qui se raccroche à Hofmiller, considéré comme un envoyé de Dieu. Etouffée par la sollicitude de ses proches, Edith ne supporte pas qu’on la plaigne. Elle se moque avec une ironie grinçante des encouragements lénifiants et cède à des mouvements d’humeur agressifs. Cependant, cette infirme aigrie, qui a gardé une âme d’enfant, est prête à se battre avec une énergie folle. Stéphanie Moriau rend crédible l’ambiguïté de cette femme, qui ne capitulera que devant le rejet de son amour. En analysant au scalpel les relations entre les personnages, Stefan Zweig dénonce les faiblesses déguisées en vertus : Edith ne se réduit pas à son handicap ! Et cette vision dérangeante de l’âme humaine nourrit un drame d’une grande intensité.