Miss Sheperd est une sans-abri rebelle, hautaine et acariâtre qui a forcé Bennett à la laisser finalement parquer son camping-car délabré, fait-maison, devant chez lui, dans son allée, au cœur du quartier londonien réputé de Camden. Cela durera de 1974 à 1989, au lieu de ...quelques semaines. Le voisinage bon chic bon genre ne rêve que de la voir partir, tandis que des vauriens rêvent de renverser le véhicule. Cette Miss Shepherd pourrait bien être le double sauvage et imaginaire de sa propre et sage petite mère bourgeoise, très réelle, qui commence à perdre la tête et qui risque de se retrouver bientôt dans un home. Lui en profite pour se dédoubler à son tour en deux personnages : l’homme qui vit sa vie et celui qui écrit. « I live, you write, that’s how it works ! » La réalité vs. la fiction. A propos de création, Bennett réalise que l’on ne projette pas dans l’écriture celui que l’on pense être mais que c’est en écrivant que l’on découvre qui l’on est.
La Miss Shepherd a un caractère épouvantable. Sulfureuse en diable, elle ne dit jamais merci et ne supporte pas la moindre action de type charitable. Cette femme, qui a passé sa prime jeunesse chez les nonnes, qui a été éduquée et parle français, fut même une pianiste talentueuse – et qui a fait même ambulancière dévouée sous le blitz – semble devoir se défouler en s’embarquant dans son taudis à roulettes, d’une culpabilité secrète. Elle exprime dans la première partie du spectacle un chapelet sans fin de lamentations tandis que ses voisins de rue bien famée répriment difficilement leur dégoût du concerto d’odeurs répugnantes qu’elle dégage.
Mais si on n’a pas vu le film, on ne sait pas qu’elle en est arrivée là pour un délit de fuite suite à une collision accidentelle avec un jeune écervelé à moto. C’est ainsi qu’elle s’est retirée brutalement du monde… et des lumières de la rampe. La voilà même poursuivie par un maître chanteur, ancien flic ! Son frère l’a fait colloquer dans un asile psychiatrique … Elle en est venue à détester la musique qui était toute sa vie, la prière en mieux. Mais il est intéressant de voir comme elle fascine celui qui l’accueille sur son terrain. Car lui, de son côté, doit domestiquer les culpabilités qu’il éprouve vis-à-vis d’une mère étouffante en fin de vie et qu’il laissera emporter dans un home… . La clocharde au caractère de chien qui veut désespérément rester incognita, lui sert de catalyseur et de d’éclaireur sur ses inquiétudes profondes. Ah ! les magnifiques guenilles signées Ronald Beurms !
Quelques reproches s’appliquent néanmoins à une mise en scène à la fois trop proche – on ne peut pas faire du copié-collé du film de Netflix – et trop lointaine : il manque plein de morceaux, omis on ne sait pourquoi, qui brisent véritablement la ligne dramatique. Quelle lourdeur dans l’entreprise ! L’adaptation belge veut camper sur l’ironie grinçante et le surréalisme, tandis que la version anglaise s’avère beaucoup plus humaine… et plus plausible ! Les si célèbres « Conversations avec ma mère »se poursuivent, mais sur un ton bien plus amer et pessimiste.
Dominique-Hélène Lemaire