"La marge" de Jacques De Decker se décline en trois versions. Le texte publié, le texte lu par l’auteur, et le commentaire improvisé par Jacques De Decker au micro d’Edmond Morrel.
La Belgique aux deux visages
Pourquoi le roman ?
Par des temps agités comme les nôtres, où la réalité semble à tout moment dépasser la fiction, quelle peut être la fonction du roman, dans la mesure où l’on devrait lui en assigner une ? Il y a, évidemment, sa fonction divertissante. Accablés par le réel, ses servitudes et ses platitudes, nous nous évadons dans une autre dimension, où les contraintes sont consenties, et où les épreuves peuvent à tout moment être esquivées. Liberté du romanesque, nourrie de fantaisie et d’invention, de la suggestion d’un espace où tout est possible, et surtout la résolution des énigmes et le soulagement des souffrances.
N’empêche : le roman peut très bien faire le chemin inverse épaissir les énigmes et sonder les souffrances. C’est ce que proposent deux romans parus récemment, dus à des écrivains belges qui ne cachent d’ailleurs pas leur jeu, annoncent la couleur et inscrivent résolument leurs intrigues dans ce territoire triangulaire où l’Europe se concentre comme en un goulot d’étranglement.
L’un est le cinquième opus d’un jeune prodige dont les premiers livres se sont imposés surtout comme de brillants exercices de maîtrise précoce. Grégoire Polet, repéré par Gallimard dès « Madrid ne dort pas », il y a sept ans, avait présenté d’emblée les signes du conteur-né : de livres en livres, il se plaisait à tresser des récits composites, où différents fils narratifs s’entrelaçaient pour finir par proposer une sorte de fresque tourbillonnante dont l’allègre brio enivrait la lecture. Mais cela se passait au détriment de la plongée verticale dans le mystère des êtres. Avec « Les ballons d’Hélium », il y va tout autrement : dans ce roman focalisé, où on a l’impression que l’auteur, las des plans généraux, zoome sur le motif, un thème s’impose, l’un des plus porteurs de la littérature, qui a ses lettres de noblesse depuis « Madame Bovary », « Anna Karénine » ou, plus près de nous, « Belle du Seigneur » : le mystère de l’amour.
L’Ariana de Grégoire Polet est de nature à rejoindre ces figures qui incarnent cette maladie d’amour qui, bien que si souvent traquée par les auteurs, apparemment démystifiée par certains, continue de courir. Elle est espagnole, mariée à un Norvégien, habite Waterloo, est une de ces européennes dont l’identité est plurielle, et se meurt de frustration amoureuse en raison de dix jours vécus hors du temps avec un homme de passage qui est pour elle, comme aurait dit Aragon, l’aiguille arrêtée au cadran de la montre. Si ce livre est si profondément émouvant, il le doit entièrement à la façon dont l’auteur a agencé ce qui aurait pu rester au niveau du mélo.
Le bonheur que procure « Le Passager des Cinq Visages », septième livre d’un auteur expérimenté qui, au surplus, est un critique de premier ordre, est d’une intensité comparable, même s’il procède tout différemment. Ghislain Cotton situe ses enjeux ailleurs que dans la tentative d’élucidation d’une passion fatale. Son récit, pourtant, parle au moins autant d’amour que le roman de Polet, et a une dimension tragique évidente. Mais s’il nous captive à ce point, c’est par les savants dévoilements qui le composent. Avec une habileté qui ne manque pas de diabolisme, il nous donne une sorte d’équivalent wallon, plus précisément montois du très célèbre « Malpertuis » de Jean Ray, qu’il cite au demeurant et qui est pour sa part, comme on sait, flamand et gantois. Cotton se ferait-il de la sorte le passager des deux visages d’une Belgique décidément bonne conductrice d’énergie fictionnelle ?
Jacques De Decker
Références des livres évoqués :
"Le passager des cinq visages" de Ghislain Cotton, Editions Weyrich
"Les Ballons d’hélium" de Grégoire Polet, Editions Gallimard
Les "Marges" s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des "Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri" interprétées par Eliane Reyes
Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69
Référence : NAXOS 8.572530