La première scène donne le ton. Par un tapage vengeur, les forçats saluent le départ d’un des leurs. Après quinze ans d’enfer, Jean Valjean est libre. Mais il retournera au bagne, s’il oublie, une seule fois, de montrer aux gendarmes de la ville où il passe, un document qui rappelle son passé infamant. En le lui remettant, l’inspecteur Javert incarne cette épée de Damoclès. Par son accueil généreux et son pieux mensonge, Monseigneur Myriel transforme le fauve en être humain. Jean Valjean ne quittera plus le chemin de la rédemption. Un chemin jonché de coups bas, de dilemmes et de sacrifices. Protéger Fantine, sauver Cosette ne l’autorisent pas à tolérer une erreur judiciaire. Et quand le bonheur de sa fille adoptive l’exige, la mort dans l’âme, il s’efface.
Cette honnêteté, Javert est incapable de la concevoir. Un voleur récidive. Forcément ! C’est pourquoi il traque Valjean. Avec un zèle opiniâtre. Prisonnier de ses certitudes, il défend la loi. Même si elle condamne injustement une prostituée désespérée, victime d’un bourgeois en goguette. Ce policier inhumain se montre tout aussi implacable avec lui-même. Et quand l’homme qu’il pourchasse lui sauve la vie, il se sent obligé de la quitter. Comment comprendre une telle générosité ? Par leur interprétation sobre et maîtrisée, Olivier Massart et Benoît Verhaert donnent de la consistance à leur personnage. Ils ne jouent pas au gendarme et au voleur, mais rendent passionnante la confrontation de deux visions de l’homme.
"Il y avait dans la femme le fond d’une brute et dans l’homme, l’étoffe d’un gueux." C’est ainsi que Victor Hugo décrit les Thénardier. En donnant vie à ce couple ignoble, Perrine Delers et Stéphane Fenocchi soulignent la supériorité du mari. Plus rusé, plus hypocrite, plus entreprenant, c’est un escroc dangereux, prêt à tuer pour de l’argent. Afin d’apitoyer les bourgeois, il surjoue la misère de sa famille, mais vomit ses bienfaiteurs. Ulcérée par le fossé qui sépare les pauvres des riches, cette canaille explose contre une société injuste. Dans les rues, des étudiants romantiques se révoltent aussi au nom des exclus et dressent des barricades, en espérant le retour de la République. Cette insurrection de jeunes indignés trouve un écho évident dans les accès de fièvre de notre monde de plus en plus inégalitaire. Il suffit de bien écouter la chanson d’Anjolras, pour s’en convaincre. On pouvait donc se passer de quelques anachronismes insistants.
L’étroite collaboration entre le metteur en scène, la scénographe Catherine Cosme et la responsable des lumières Nathalie Borlée imprime au spectacle un rythme très alerte. Grâce à des praticables roulants et à un espace quadrillé sur trois niveaux, on "passe sans transition d’un lieu à l’autre, d’un univers à l’autre." Ces cellules font ressentir successivement l’ambiance étouffante des cachots, l’encanaillement débridé de la bourgeoisie et la promiscuité des chambres sordides. Lorsqu’il devient opaque, ce dispositif permet de projeter images et photos. Par le biais de cet écran, des scènes comme le suicide de Javert et la mort de Valjean deviennent très suggestives. Monter "Les Misérables" est un défi audacieux. Thierry Debroux l’a brillamment relevé, en misant sur le dynamisme d’une adaptation pertinente et l’efficacité d’une troupe de comédiens rigoureux.
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