Ilse, comtesse et comédienne, est dans un trouble profond. Sa troupe a été huée, le public a rejeté "La Fable du fils changé", le texte du poète. Le poète s’est suicidé car elle a rejeté son amour pour poursuivre son art de comédienne. Les comédiens décimés parcourent les routes et arrivent sur le flanc de la montagne où ils sont recueillis dans la Villa par le magicien Cotrone entouré d’êtres fantasmagoriques surprenants. Celui-ci déploie devant leurs yeux interdits, les merveilles de son monde magique où l’imagination crée tout. De toutes parts fusent des bribes d’explications à propos du rêve, de la poésie, des cauchemars, de l’esprit versus la matérialité du monde réel.
Ilse, pour sa part, tient à représenter en public La Fable du fils changé en hommage au poète disparu ou presque, car le revoilà, fruit de l’imagination, tenant sa corde à la main ! La preuve, non ? Il suffit d’imaginer. Ils donneront la représentation lors d’une noce, chez les Géants invisibles. Cette pièce est pathétique ressemble à un authentique cauchemar et se termine par la mise à mort de la Poésie. En ce, entendez : tous les Arts. Puisque vous en supprimez un, et les autres s’évanouissent également étant tous faits de l’étoffe des rêves. Supprimez le rêve et vous tombez dans la brutalité.
Dans une sorte de transe inoubliable dictée par la peur, Ilse (une éblouissante Hélène Theunissen) voit les dernières paroles de son plaidoyer déchirant pour la survie de la Poésie, tranchées par le couperet infernal du sombre rideau de fer qui sépare le théâtre de la vie. Cela rappelle le monde d’Edgar Poe.
Mais qui sont ces géants ? Générateurs de peur, ils n’apparaissent jamais dans la pièce mais sont une menace perpétuelle. Ils représentent toutes nos dérives mortifères, les nôtres et celles de l’histoire de l’humanité. Ils représentent notre monde du matérialisme pur et dur, le monde du « vrai », du fonctionnel, de l’utile et de la grande mécanique. Ce réel palpable et surtout monnayable à l’envi, sera omniprésent dans « Le meilleur des mondes » de Huxley où seront proscrits les Arts et la Religion. Et si ces géants n’étaient que les ombres du mythe de la caverne ? Et si le Magicien et ses acolytes étaient vrais eux ? Habillés de couleurs et de lumière ? Et si devant nous, nous avions une troupe de comédiens tous plus fabuleux les uns que les autres qui donnent corps à leur rêves et leurs émotions ? Sous la baguette mystérieuse du Magicien, le maître d’œuvre, le créateur, l’Artiste. Un être frêle et menu, débordant de faconde.
C’est Jaoued Deggouj, l’artiste qui joue ce rôle de soixantenaire ou plus, à la manière d’un jeune premier. Souple et plein d’entrain il dégage face à la tragique comtesse (Helène Theunissen) une énergie extraordinaire. Tous deux et leurs compagnons font de ce spectacle pas toujours très accessible, une prestation théâtrale baroque et étonnante de brio ! La mise en scène de Danièle Scahaise oscille entre l’onirique, le burlesque, le maléfique et l’angélisme. Les comédiens de l’affiche de rêve de Théâtre en liberté jouent haut et sans filets, émergeant de trappes et disparaissant tout à coup par des portes dérobées dans le miroir noir de l’histoire. L’émotion est grande devant la fragile et généreuse résistance de la troupe complice et son immense investissement théâtral. On entend le pas lourd de l’ombre des géants à travers lequel s’égrène le texte, avec ses zones d’ombre et ses éclairs de lucidité folle, qui nous préviennent contre la montée du géantisme !
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