L’histoire est centrée sur le personnage d’Adrien. Le soir de son anniversaire, il décide de partir. Où ? On ne sait pas. Pourquoi ? Non plus. Une scène de viol marque le départ mais cet événement choquant passe vite aux oubliettes. Il ne sera traité que superficiellement. Le seul rappel fait à cette agression prend la forme d’une allusion déformée absolument déplacée : cet acte est réduit à l’adultère. Le traitement de la pièce semble vouloir éviter le sujet et de ce fait le réduit désagréablement à un sujet anodin. A titre personnel, j’ai été extrêmement choqué. Pour revenir à l’intrigue principale, Adrien part, et laisse derrière lui sa famille, son couple, ses amis. C’est l’histoire d’une disparition, où le disparu par son absence prend toute la place. On peut regretter qu’il reste si présent scéniquement : l’absence est expliquée mais le public a peu le l’occasion de la ressentir. On assiste au désarroi de son frère et de sa petite amie. On découvre leurs recherches, leur incompréhension, leur détresse aussi, face au vide et aux questions laissés par Antoine. On assiste également à l’accueil de la disparition par un ami d’Adrien. Malheureusement, "on assiste" : difficile de s’identifier aux personnages, être empathique devient un effort, on les regarde se débattre sans être touché, sans comprendre.
La faute, en partie, à la scénographie. La construction plutôt épurée est assez esthétique : une toile blanche monumentale, servant de fond de scène, recevant les projections ou, traversée de lumière, servant de filtre de jeu ; deux hautes structures en fer forgé, toutes d’angles droits et de formes géométriques, pivotant sur leurs gonds à plus de 180°, et un frigo avec porte vitrée. Elle offre un superbe appui de jeu aux comédiens : les deux structures sont autant d’occasion de s’asseoir, de pousser, d’accrocher, elles font également office de porte, ouvrant, fermant ou délimitant l’espace, l’écran éclairé de l’arrière disparaît et laisse deviner les comédiens en silhouettes.
Malheureusement, c’est aussi une barrière qui s’érige entre le public et les comédiens. D’abord pour des questions spatiales : le centre et l’avant scène restent souvent inoccupés. Si cela montre la place laissée vide par le disparu, cela contribue aussi à l’impression désagréable que tout se joue loin de nous, que cela ne nous concerne pas. Ensuite pour des questions techniques. La distance associée aux barres de métal gêne souvent la visibilité, et l’écran donne au son une résonance étrange qui étouffe les voix, tout comme certaines parties des portes, fermées par un plexiglas. Une scénographie techniquement très performante malheureusement utilisée sans conscience du public.
Audibilité et visibilité sont d’ailleurs un grand manque dans la pensée de mise en scène. Du point de vue des lumières, les comédiens ne sont pour ainsi dire jamais éclairés : on ne voit jamais leurs yeux, que rarement les visages. Du point de vue de la direction d’acteur, la recherche de naturel ne pallie pas les défauts des acteurs : diction hachée, manque d’articulation, piétinement et tensions, ... bref le regard extérieur que doit offrir la mise en scène ne met pas en valeur les comédiens.
Pourtant, la réflexion et la recherche sont indéniables : comme dit plus haut, le vide toujours éclairé rappelle le vide laissé par le disparu, les vidéos projetées sautent de scènes explicatives à des scènes plus symboliques. Les comédiens jouent très "quotidien", trouvent un naturel tel qu’on oublie, dans les moments moins poétiques, qu’ils ont un texte.
Cette barrière entre salle et scène, ces petits défauts de jeu empêchent d’être réceptif à un texte oscillant entre une langue travaillée et une langue très brute, dans une suite de monologues ou soliloques. Garder son attention aiguisée demande de mobiliser sa concentration. On se laisse difficilement emporter. Ce mélange des niveaux de langage et de styles mal intégré donne l’impression de personnages un peu inconstants voir inconsistants. Dans le même sens, la danse qui est une idée brillante pour exprimer la psychologie du personnage de l’ami - le seul à explorer cet art - n’enrichit pas le spectacle car ce qui est proposé dans cette danse ne suffit pas et n’est plus exploité par la suite. Les pistes proposées sont systématiquement intéressantes et prometteuses, mais sont effleurées trop superficiellement.
L’écriture intègre également des témoignages de personnes ayant disparu volontairement, ce qui renforce le propos et offre un peu de rythme (malgré les difficultés de lecture à vue). Ces témoignages sont d’ailleurs de vrais moments de sens, puisqu’ils permettent d’éclairer un peu plus la dimension "vécu du disparu", le reste des scènes étant plutôt centrées sur le vécu de ceux qui cherchent.
"La beauté du désastre" est un spectacle à la pensée de mise en scène très riche, avec une vraie volonté de faire se rencontrer différents arts et différentes technologies, une entreprise ambitieuse qui s’éparpille peut-être un peu trop. A ce titre, il tient de la performance : les tableaux s’enchaînent et chacun efface le précédent, les symboles et clefs de compréhensions volent en tous sens. Au public de les saisir et de les faire siennes, cette transmission-là ne semble pas au centre du travail.
Je tiens à rappeler que la critique est le reflet d’une opinion personnelle subjective. La balance n’inclinera pas, pour tous, dans le même sens. La preuve en est : autour de moi dans la salle, de nombreux spectateurs enthousiastes ont offert une standing ovation à l’équipe.
1 Message