Robert Walser mourra au cours d’une promenade dans la neige un jour de Noël 1956, après 17 ans d’internement psychiatrique. Ce destin de vie singulier permet peut-être d’illustrer combien l’auteur intrigue et transporte à la fois, comme dans son roman l’Institut Benjamenta où il dépeint l’univers décalé d’une école qui a pour vocation de former à la domesticité mais de laquelle tous les professeurs semblent avoir disparu, et où Jacob von Gunten, héros de l’histoire, fait son entrée en jeune homme naïf.
La langue de Walser est splendide. On se délecte de ces mots qui semblent tous choisis avec une préciosité infime. Comment parvenir à adapter ce texte infiniment poétique au théâtre, à le mettre en espace, en mouvement, en images sans le déforcer ? En voyant l’adaptation de Nicolas Luçon, on saisit que malgré la difficulté du travail de mise en scène, la magie qu’il dégage lorsqu’il est réussi en vaut la chandelle.
L’institut Benjamenta est un espace flottant, un espèce de non-lieu fantastique où se côtoient des personnages fantasmatiques et bizarres mais terriblement attachants. C’est en premier lieu par le choix des acteurs et la direction de ceux-ci que se déploie sur le plateau l’authenticité de l’univers walsérien. Des comédiens justes qui évoluent dans l’espace scénique avec une subtile mesure et une sobriété épatante, qui nous touchent tant par l’humour des situations absurdes que par la fragilité des êtres. Saluons au passage l’intervention sans faille des trois protagonistes principaux : Benoît Piret sous les traits de Jacob von Gunten, Lotfi Yahya Jedidi comme terrible directeur Benjamenta, et Nathalie Mellinger incarnant la sœur de ce dernier.
Tout semble à demi-teinte dans cette école dévastée, on oscille entre le rêve et le cauchemar sur une scène embrumée dans les tons gris-bruns, on se complaît dans cette ambiance crépusculaire à la fois drôle et terriblement inquiétante où les images percutantes dans leur esthétique dépouillée nous imprègnent.
Contradictions, conversations sans queue ni tête, interventions incongrues : tout est en pensé en finesse pour rendre compte de l’univers complexe de Walser, pour nourrir cette innocente noirceur qui fait frisonner. On pourrait dire que la richesse du spectacle est ce finish in touch, où chaque détail semble à sa place pour contribuer à la création du songe poétique, pas un mot, pas un pas de trop, des détails choisis avec soin, des acteurs tous parfaits, aussi discrets soient leurs rôles.
En résulte un spectacle sur le fil, surréaliste mais tellement sincère dans cette fragilité qui nous lie à la vie, et qui nous donne accès enfin à ce que le théâtre à de plus beau à nous offrir : une petit bout d’humanité.