Du réel, toujours, surtout, essentiel.
Car mettre un enfant sur scène n’est pas anodin. Castellucci, dont le théâtre est traversé d’enfantines présences, l’explique ainsi : « La présence de l’enfant remet en question les lois du théâtre occidental. Parce que nous sommes regardés par lui. Du coup, tous nos codes de la représentation s’effondrent (...)Il y a une vérité d’une certaine façon dans le corps d’un enfant et dans le corps d’un animal qui est comme un trou dans la représentation. »
- Five Easy Pieces - © philedeprez
Ainsi, dans le regard du spectateur, il y a cette interrogation : l’enfant est-il ou représente-t-il ? Le regard et l’attention du spectateur vogue en permanence entre réalité et représentation. Entre ce qu’il prend pour la vie qui va et la vie telle qu’elle veut lui être représentée. L’écoute, l’attention n’est pas la même, quand il s’agit d’enfant sur scène. On se représente autrement l’en-cours. Le temps même de la représentation est différent.
Ceci parce que l’enfant est enfant, et que, jouant, il est différent de l’adulte. Quand l’acteur adulte va chercher une réalité, va chercher à être, sur un plateau, l’enfant est dans cette réalité, il est cette réalité. Il est, tout simplement. En tout cas dans le génie théâtral de Milo Rau. Qui, au lieu de re-présenter un réel absurde, douloureux -celui de l’affaire Dutroux- il le fait ETRE sur scène. Et par là, il n’est pas dans la recherche vaine, mortifère et exhibitionniste de l’horreur. Il est dans le respect d’une vérité. De la vérité de ce qui s’est passé. Et qu’il ne faudrait pas passer sous silence.
Il n’y a pas de pathos, alors, parce que l’horreur n’existe pas dans ce que les enfants jouent, et pensent qu’ils jouent – eux jouent, point- mais dans ce que le spectateur imagine, voit, comprend, analyse. Le théâtre s’invente dans le regard du spectateur, sa conscience. Là est le respect. La pudeur de la scène.
Dramaturgie d’orfèvre
Il existe donc sur scène une tension entre réalité et représentation. Tension qui advient parce que, outre ce jeu sur le fil des enfants (réalité-représentation), la dramaturgie est sur le fil elle aussi. Travail minutieux de documentation, interviews des protagoniste du drame, et recherche sur l’histoire de la Belgique. Le spectacle intègre en effet l’affaire Dutroux dans l’histoire de la Belgique, coloniale (le père de Marc Dutroux fut enseignant au Congo), désunie, politique... Ainsi, ce qui n’est finalement qu’un fait divers s’inscrit encore plus fortement à l’inconscient belge. Et s’ôte du caractère sensationnaliste dans lequel aurait pu tomber un tel spectacle, aussi.
Pour concrétiser cette dramaturgie complexe, il y a enfin le travail raffiné et précis de Milo Rau au plateau. Pour ça, il joue sur plusieurs tableaux. Pragmatiquement, une sélection longue et sensible des enfants, dans un casting de 100 jeunes. Un procédé de création encadré d’un psychologue, aussi (faudrait-il dire surtout ?) et en constant dialogue avec les parents. Avec les enfants aussi. De ce dialogue, il en reste d’ailleurs trace sur scène : les enfants sont plusieurs fois amenés à parler en leur nom propre, à dire leur sentiment, ce qu’ils veulent bien ou pas faire. Une écoute de tous les instants, entre l’adulte seul en scène, tour à tour mentor, professeur et... metteur en scène-manipulateur. Ce qui rajoute au trouble, évidemment.
Processus ultime -même si fréquent à la scène aujourd’hui- la présence de la caméra qui capte les saynètes jouées par les enfants, et l’intrusion d’un film projeté en fond de plateau. Ainsi, la réalité est encore démultipliée. Protection, encore, pour les enfants sur scène -il y a les moments où ils sont « eux », puis ceux filmés, reconstitution des moments de l’affaire- autant que mise en abîme pour le spectateur.
On le voit, Milo Rau, par un processus d’orfèvre théâtral, réussit là où beaucoup aurait pu échouer, sa mise à la scène d’enfants. Parce qu’il convoque sur le plateau un réel à plusieurs épaisseurs, plusieurs réalités, qui représente l’insupportable. Le rendant ainsi supportable à ceux même qui sont en scène, et prude, respectueux à ceux qui le regardent. Parce qu’agissant du côté du réflexif plus que du côté de l’essentiellement sensible.
Alors oui, bien sûr, l’histoire est cruelle. Elle est violente. Elle est insoutenable. Mais c’est l’histoire qui est insupportable. Pas sa représentation. Pas son processus dramaturgique. Ce dernier est sublime de respect, d’intelligence. Parce qu’il parle de réel, de pudeur et de vérité. Et que c’est ce dont le théâtre -et le monde, et la vie- a le plus besoin, sans doute. Aujourd’hui plus que jamais.
Five Easy Pieces, Campo/IIPM/Milo Rau,
Jusqu’au 15/10 au CAMPO Nieuwpoort Gent – sur liste d’attente
Le 19/10 au CC De Werf – Alost
Les 24 et 25/11 Le Phénix – Valenciennes,
Les 14, 15 et 16/01/17 au CAMPO Nieuwpoort Gent,
Le 18/02/17 au Manège – MONS, le 06/04/17 au CC De Grote Post – Ostende
... et de nombreuses autres dates à l’étranger sur www.campo.nu
Et pour aller plus loin sur le théâtre documentaire de Milo Rau :
www.international-institute.de