Tout a commencé, une fois de plus, à NewYork.
Il y aura bientôt huit ans, des tours vouées au commerce mondial s’effondraient sous les yeux médusés de la planète entière, puisque l’Histoire, aujourd’hui, est devenue un « reality show » permanent. Sept ans plus tard, les gratte-ciels demeuraient debout, mais se vidaient de l’intérieur. Du moins ceux qui s’occupaient d’un commerce très particulier, celui de l’argent. Un phénomène inédit, une fois de plus, propre à ce vingt-et-unième siècle qui nous confronte avec des événements qui nous déconcertent parce qu’ils paraissent imprévisibles, dès lors inévitables, et par voie de conséquence fatidiques.
Dans le premier cas, celui du onze septembre, on assista à une réponse localisée. Personne ne s’interrogea sur le choix de la cible. Avaient été visés deux gratte-ciel similaires dont la vocation était d’être des World Trade Centres. Le message ne fut pas perçu comme une agression contre ces organes à vocation de domination de la circulation des capitaux et des investissements. Les autorités américaines de l’époque (les Etats-Unis ont changé de visage depuis, et la mutation ne manque pas de se faire remarquer chaque jour) avaient analysé la catastrophe selon une grille archaïque, celle de la guerre à l’ancienne, comme la décrivait Clausewitz, et se sont lancées dans un conflit métaphysique (l’axe du bien contre celui du mal) destiné à habiller un affrontement militaire classique et déséquilibré, la tactique consistant à tirer, à une échelle gigantesque, à boulets rouges sur des toiles d’araignée. On a vu le résultat : un enlisement absurde et meurtrier, ce que Amin Maalouf a admirablement résumé par un « dérèglement du monde ».
Dans le deuxième cas, celui de la faillite bancaire, l’effet de bombe à neutrons prit une ampleur gigantesque, à la mesure de cette réalité économique virtuelle qui s’est développée depuis une vingtaine d’années à la faveur de l’abolition de la bipolarité politique qui caractérisait la guerre froide. Jusqu’en 89, deux doctrines de gestion de la richesse se partageaient, du fait de leurs réseaux d’influence respectifs, les nations réparties sur la surface du globe. L’une tenait l’Etat pour une intendance dispensatrice de services, alimentée par des impôts prélevés sur les entreprises et les citoyens, mais considérait que l’essentiel se jouait sur le Marché. L’autre subordonnait tout à l’Etat, et minimisait donc l’économie, soumise à des entraves telles qu’elle ne disposait plus de l’espace de liberté indispensable à son développement.
Les deux systèmes interagissaient, aussi étonnant que cela paraisse, puisqu’ils étaient tenus pour incompatibles. Le pôle étatique rappelait le pôle mercantile à ses devoirs, notamment sur le plan social, afin d’éviter des excès de spéculation qui auraient fait trop de laissés-pour-compte. Le pôle mercantile fascinait le pôle étatique par le mode de vie de ses privilégiés, les séductions d’un « way of life » qui émerveillait une jeunesse de mieux en mieux informée par les médias que la vraie vie pourrait peut-être bien être ailleurs. Et puis, entre les deux, il y avait le modèle social-démocrate européen, qui avait édifié, surtout au lendemain de la seconde guerre mondiale, un modèle de compromis qui y faisait dire au centre-droit qu’un libéralisme social était possible et au centre-gauche que le socialisme ne pouvait pas, comme on le faisait à l’Est, nier les bénéfices du libre-échange. Durant presque un demi-siècle, ce face-à-face de la vigilance réciproque (et pacifique, quoique armée) assura une des périodes les plus paisibles et prospères de l’Histoire.
On n’a pas encore pu expliquer valablement (les présupposés idéologiques empêchent l’exercice de l’objectivité en ce domaine) pourquoi le système étatique (celui qui était édifié sur l’empire stalinien, pas le chinois, bien entendu) s’est effondré. Il ne l’a pas fait à la manière d’un château de cartes, comme on l’a trop souvent écrit. La mérule l’avait sûrement dévoré bien avant, mais le contrôle de l’information et l’intimidation généralisée avaient veillé à ce que rien ne transpire de cette décomposition. Le fait est que le système mercantile s’est retrouvé, au lendemain de la chute du Mur, sans interlocuteur valable, sans Commandeur moral, sans conscience culpabilisante en quelque sorte.
Lorsqu’il n’y a plus de gendarme pour sanctionner l’ignorance de la signalisation, les chauffards passent au rouge. C’est ce que se sont permis ces pourvoyeurs de crédits qui ont prêté à des clients dont ils savaient pertinemment qu’ils n’étaient pas solvables. Ils récupéreraient dès lors des biens à bas prix, qui pourraient ainsi être remis sur le marché. On voit bien où mène cette sorte de cavalerie : au campement de sans ressources à proximité d’habitations sans habitants. Par la démultiplication des effets papillon, l’édifice bancaire dans son ensemble a vacillé sur ses bases. Il s’agissait qu’il ne s’effondrât pas, à la manière des tours de Manhattan. On procéda dès lors de deux manières pour éviter un désastre qui aurait sonné le glas de l’économie occidentale. Car la mondialisation n’est pas aussi homogène que l’avaient cru ceux qui l’ont fomentée, croyant la débrider à leur profit : elle a permis l’émergence de nouvelles puissances qui attendent leur heure pour imposer leur hégémonie. On sauva donc les meubles selon les vieilles recettes : en réduisant les coûts et en cassant les tirelires. La première mesure consiste à jeter par-dessus bord les passagers qui alourdissent l’embarcation. Résultat : un taux de chômage qui risque de battre tous les records, avec les dégâts humains y afférents. Les familles plongées dans la misère, les maladies non soignées, les enfants mal éduqués vont se démultiplier à perte de vue. Nos sociétés conditionnées à consommer vont se paupériser massivement. Ce ne seront pas seulement les mauvais payeurs qui seront dans le rouge, mais les mal payés, pour autant qu’ils le soient encore. On a vu, dans les soubresauts du sauve-qui-peut des banques, la colère des petits actionnaires, insurgés contre la perte de revenus qui n’avaient que de lointains rapports avec le travail. Comment la rage de ceux qui n’avaient que leur force de travail pour moyen de subsistance s’exprimera-t-elle ?
La plus étonnante volte-face fut celle des Etats face à la détresse de leurs édifices bancaires. On a vu des nations qui ne voulaient rien entendre d’une quelconque intervention du public dans les menées du privé virer cap sur cap et trouver, du jour au lendemain, des ressources dont on se demande pourquoi elles avaient été réputées indisponibles à d’autres fins jadis. Là où l’on encommissionnait à perte de vue l’octroi de crédits à la santé, à l’éducation ou à la culture, on débloquait en une nuit des sommes colossales pour empêcher la grande culbute d’institutions financières qui regimbaient chaque fois qu’un pouvoir politique voulait trop se mêler de leurs affaires. Troisième passage au rouge. The Economist, le principal organe d’information de l’économie mondiale, appelle cela, dans son numéro du 16 mai dernier, « the revolution within ». Cette révolution intérieure est-elle une mesure homéopathique pour éviter l’autre, l’extérieure, la globale, qui permettrait d’entrer dans un nouveau cycle ?
Jacques De Decker
25 mai 2009