Un bruit assourdissant... Le rideau doré frémit et se transforme en une couverture thermique, qui encercle un visage. C’est celui de Jo. Dans l’ambulance qui tente de le sauver, il drague la jolie infirmière et nargue son collègue aux yeux de caoutchouc. "Juste pour lui montrer que tant qu’on n’est pas mort, on peut encore faire chier." Il n’a peur de rien, même pas de la mort qui le prend.
Mais il ne supporte pas de lâcher son copain de virée. Ce Bernard, qu’il a tout de suite surnommé Babar, parce qu’on dirait qu’on lui a tué sa maman. Effectivement, ce jeune juif est mal dans sa peau. Etouffant dans sa famille bruxelloise, il est venu respirer l’air de Paris. Dès leur première rencontre, il est fasciné par Jo, qui le prend sous son aile. Et ce marginal qui "vit du mystère de la nuit et du parfum de l’aube" entraîne Babar dans un road movie libérateur et suicidaire. Galvanisé par la présence de son mentor, le jeune étudiant ose couper les amarres familiales. Il apprend à voyager sans billet, à fumer des joints, à se battre, à "emprunter" une bagnole, à remplir des missions louches. Cette initiation amorale baigne dans un climat tonique et irrespectueux. Babar apparaît plus comme un adolescent attardé, qui déploie enfin ses ailes, que comme un jeune qui bascule dans la délinquance. Découvrant
le théâtre, l’amour, il entame sa construction, alors que Jo prend conscience de la vacuité de sa vie.
Bernard Sens (48 ans) et Serge Kribus (46 ans) pourraient être les pères de leurs personnages. Loin d’être un handicap, ce décalage les aide sans doute à nourrir Jo et Babar de leur expérience et à leur donner l’épaisseur de la vie. C’est avec une grande maîtrise que Bernard Sens fait percevoir les fêlures masquées par le blindage inoxydable du loubard. Auteur, interprète, Serge Kribus signe aussi la mise en scène.Très rythmée, elle insuffle beaucoup de vivacité à la représentation et regorge de trouvailles. Le décor ressemble à une boîte à malice : trottoir roulant, lits verticaux, téléphone émergeant du plancher ou descendant du plafond,etc. Le récit pourrait se passer de ces gadgets, mais leur utilisation rend le spectacle très ludique. S’amusant avec leurs jouets, ces grands gosses nous font partager leur excitation.
Même si la tignasse de Babar, le perfecto de Jo et les musiques, qui dynamisent l’action, situent la pièce dans les années 70, l’auteur ne se contente pas de réchauffer des souvenirs. Le duo attachant de ses héros complémentaires nous sensibilise à la difficulté d’assumer les contradictions de la jeunesse : révolte impuissante, fringale de vivre, rejet des valeurs établies, retour à un individualisme rassurant et amertume devant une société qui ne fait plus rêver. A moins qu’on accepte que... "L’Amérique, c’est dans la tête."