Bien sûr, le spectateur européen ne dispose pas des codes pour interpréter ce qui lui est donné à voir. Aussi ce spectacle est l’occasion de s’interroger non seulement sur la part de culture nécessaire à la réception d’une oeuvre mais également sur nos attentes vis-à-vis du théâtre en général.
Ici, le spectateur ne peut être que démuni : il ne sait pas ce que signifient les couleurs du maquillage recouvrant les visages des acteurs, il ne peut déchiffrer la langue des signes produite par le jeu des mains et des pieds, il ne comprend pas le sanskrit.... Mais a-t-il vraiment besoin de comprendre tout cela pour apprécier, pour être touché, ou tout simplement se donner la possibilité de voyager ? Si le théâtre est un lieu propice pour le déploiement de l’imagination, il est réducteur de cantonner l’expérience du spectateur à un exercice d’interprétation ou de lecture des signes. Ce serait oublier, me semble-t-il, que le théâtre, comme tout art par ailleurs, réside avant tout dans ce qui nous échappe, dans sa part de mystère.
C’est peut-être là quelque chose qu’il nous est difficile d’accepter. Comme le dénonçait déjà Artaud dans "Le théâtre et son double", le théâtre occidental a tendance à concevoir le théâtre uniquement sous l’aspect du théâtre dialogué. Et c’est justement dans le théâtre oriental qu’il a décelé ce qu’il qualifiait d’idée intacte du théâtre, à savoir un théâtre développant un langage concret, destiné aux sens plutôt qu’à l’intellect, communiquant des pensées poétiques intraduisibles par le langage articulé. Depuis lors, de nouvelles formes théâtrales se sont développées quittant la narrativité pour explorer les formes spécifiques de la théâtralité. Néanmoins, on peut remarquer que ces formes ne sont pas toujours bien reçues et que le spectateur se plaint régulièrement quand le spectacle ne lui semble pas suffisamment limpide, construit de signes directement lisibles.
N’étant donc pas en mesure de décoder ce qui lui est donné à voir, le spectateur a un choix à faire : rejeter d’un bloc ce qu’il a devant les yeux parce qu’il ne comprend pas et que, se dit-il, ce n’est pas pour lui, sa culture étant bien trop éloignée de la culture indienne pour l’apprécier, ou bien, simplement, se laisser capturer par le mélange des sons, des images, des mouvements qui nous viennent de la scène. Si on opte pour le deuxième choix, on pourra faire l’expérience de ce joli paradoxe habitant de nombreuses œuvres poétiques : ce n’est qu’en relâchant la tension de la nécessité du sens, qu’une certaine compréhension pourra se développer en nous. Peut-être qu’elle ne sera pas traduisible oralement (pour en revenir à Artaud), mais n’est-ce pas avant tout une expérience que nous venons chercher au théâtre ?
La salle s’est divisée entre les spectateurs qui ont fait le choix de l’ethnocentrisme et de la fermeture des sens et ceux qui ont tenté l’expérience. Les premiers ont quitté la salle tout au long de la représentation, les seconds se sont montrés conséquents avec ce qui nous a réuni dans cette salle...une certaine curiosité.