La Traversée de la Mort raconte l’histoire de femmes africaines enfermées dans une prison espagnole après avoir tenté l’impossible traversée de la Méditerranée en barque pour rejoindre l’Eldorado européen, ce chimérique pays de Cocagne aux yeux de beaucoup en Afrique.
Jamal Youssfi, le Jean Vilar du XXIe siècle va encore plus loin.
Présentation exprès en 3 phrases :
• Il y a en Belgique un tel fossé entre, d’une part le monde de la culture, et d’autre part les milieux populaires, que je me suis dit que nous avions une mission à remplir
• Mon but, c’est de rapprocher les gens des cultures différentes, de les amener à se parler, à mieux se connaître les uns les autres, à apprécier leurs différences sans les neutraliser
• Ce qui m’intéresse aussi, c’est d’apporter la culture des lieux en dehors des circuits culturels habituels
Comment t’est venue l’idée d’écrire La Traversée de la Mort ?
On jouait cette autre pièce Sur la Plage avec les mecs de la Compagnie et à un moment donné, les filles de l’équipe ont dit que ce serait bien de faire un spectacle avec des femmes. J’étais parti au Maroc pour écrire ça, et puis, à côté de chez nous, un beau jour, il y a eu beaucoup de cris et je suis sorti pour aller voir : on venait de rapatrier le corps de ma voisine Mouna qui avait tenté la traversée en barque pour rejoindre l’Espagne et qui s’était fait tuer par balle. Je n’ai jamais su si ce sont les Marocains ou les Espagnols qui l’ont tuée… Alors, je me suis dit que j’avais envie d’écrire l’histoire de ces femmes, qui elles aussi tentent l’impossible, à prix d’or, au risque de leur vie, quand elles n’ont plus d’avenir dans leur pays.
Cette pièce fait partie du travail que j’ai commencé dès la création des Nouveaux Disparus et l’écriture de mon premier spectacle « Les Histoires merveilleuses ». Mon travail d’écrivain m’a toujours permis d’illustrer la vie des gens d’ici, dans notre ville, dans notre communauté, les gens d’origines différentes, les gens des quartiers, bref de cette population brassée qui donne naissance à la multiculturalité de notre société.
Dans ce texte-ci, j’ai eu envie de parler du chemin qui amène les gens ici aujourd’hui. Ceux dont le rêve unique est de venir en Europe faire leur vie. À la question « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? », les enfants répondent souvent « Partir en Europe ! » J’ai reçu ces réponses au Maroc dans ma contrée d’origine, mais aussi lorsque j’ai voyagé plus au sud un peu partout en Afrique noire. Ce rêve existe donc dans tout le continent africain. Le Maroc est une porte d’entrée de l’Europe : seulement 30 km séparent Ceuta et Algeceras. Les candidats au départ viennent de toute l’Afrique. Les Maghrébins sont plus ou moins respectés car ils sont blancs et arabes, mais les noirs sont maltraités, considérés comme des animaux par les passeurs marocains. Ceux-ci les prennent en charge pour leur faire traverser le Sahara, la totalité du Maroc et les amènent devant les murs de barbelés au bord des camps espagnols, à Ceuta. « Voilà, leur disent-ils, de l’autre côté, c’est l’Espagne ! » C’est souvent là qu’interviennent les soldats marocains qui dépouillent les gens de ce que les passeurs ne leur ont pas pris. Puis pour les candidats à une traversée, il faut encore disposer de 4.000 euros pour payer une place sur une barque, souvent un petit zodiac muni d’un moteur de 80 CV. Une traversée sans gilet, même pour ceux qui ne savent pas nager. Une traversée menée à toute allure sur l’eau avec pour perspective soit un emprisonnement à l’arrivée avec un rapatriement à la clé, une espèce de retour à la case départ, soit un accident parfois volontairement causé par les passeurs pour éviter d’affronter la police espagnole.
Mon idée principale dans l’écriture de ce texte est de dénoncer le mécanisme qui fait croire à ces gens que le pays de Cocagne existe ici, de leur dire que leurs chimères n’existent pas, que l’avenir n’est pas dans la fuite, mais dans la construction d’autre chose là-bas. Je cherche aussi à dénoncer ceux qui font commerce de cette situation, les passeurs et trafiquants de tout poil, policiers et douaniers qui profitent de ces pauvres gens à la poursuite d’un chimérique sésame pour l’Eldorado.
Je pense que ce spectacle peut contribuer à éveiller les esprits, à faire prendre conscience de la catastrophe qui se met en place aux portes de l’Europe. Je souhaite qu’il permette un débat sur la manière dont les autorités européennes considèrent la question et sur la nécessité de dégager les moyens humains et financiers pour aider à ces gens qui se retrouvent confrontés au choix de rebrousser chemin ou de risquer de mourir.
Et si j’ai délibérément choisi de focaliser le problème sur celui des femmes, c’est parce que les femmes en Afrique, que se soit en Afrique noire ou au Maghreb, sont celles qui souffrent le plus. Comme personnage maghrébin, j’ai choisi une mère de famille divorcée parce que la femme divorcée n’a plus aucune chance dans son pays. Elle est reniée et abandonnée, déconsidérée, et son seul rêve est de partir pour donner une chance à son enfant et à elle-même. La traversée est encore plus difficile pour une femme, elle risque de devoir faire face aux viols, à la malnutrition, au mépris. Elle doit se montrer extrêmement forte.
Les Nouveaux Disparus existent maintenant depuis 10 ans, y a-t-il eu un rapprochement avec les Baladins du Miroirs, autre théâtre forain belge qui existe depuis 25 ans ?
En fait Khadija Leclère qui fait partie de notre compagnie est la sœur (adoptée) de Gaspar Leclère des Baladins. Ainsi c’est tout naturellement que la rencontre s’est faite entre nous, Nele (Paxinou) et Marco (Taillebuis). Notre compagnie existait déjà avant cela, mais on n’était pas encore forains. On avait déjà monté Chez Aziz au Public, et puis en mai 2000, on a monté La Fiancée de l’Eau de Tahar Ben Jelloun , sous chapiteau, ici Place des Martyrs. On nous a demandé « Est-ce que vous ne voulez pas tourner avec ce spectacle » et nous on s’est dit « Pourquoi pas ? On va louer un chapiteau et on va le faire. » Et pour nous lancer dans cette nouvelle aventure, on a beaucoup été chapeauté par les Baladins. Ils nous prêtaient des caravanes, un camion pour déplacer des trucs. Ils ont vraiment été beaucoup derrière nous pour nous aider à démarrer. Et depuis lors il y a une histoire très chouette entre nous. Ils nous ont même invités et donc en 2003, on a joué la Fiancée de l’Eau à Thorembais-les-Béguines. Maintenant on a un chapiteau à nous qui peut accueillir 160 places, on a plusieurs camions, des caravanes qui sont nos loges quand on est sur Bruxelles, mais qui deviennent nos habitations quand on part en tournée. On est quand même une équipe d’une quinzaine de personnes ! Et cela fait une caravane de 157 mètres de long !
Vous êtes allés au Maroc avec ce chapiteau ?
Non. On y est allé, mais pas avec le chapiteau. J’ai beaucoup voyagé le long des côtes marocaines et espagnoles pour recueillir des témoignages humains, ce qui n’a pas toujours été facile. Ensuite, nous y sommes allés avec les comédiennes et toute l’équipe pendant presque 3 semaines pour les répétitions, pour sentir le parfum qui règne là-bas. C’était une chouette expérience et cela a contribué à souder l’équipe dès le début du projet. Cela dit, pour répondre à ta question, on espère bien aller au Maroc avec notre chapiteau pour y montrer notre spectacle. Cela fait partie des demandes et nous avons déjà fait des démarches et remis un gros dossier à la Fondation Anna Lindh [1].
Je me suis demandé si vu les qualités et les intentions de votre projet « en béton », il vous a été plus facile de trouver des partenariats et des sponsors [2] . Pourrais-tu quantifier cela par rapport à l’énergie déployée pour l’activité artistique ?
Ça nous aura pris exactement 2 ans pour en arriver où l’on en est aujourd’hui, soit autant de temps que pour monter un spectacle. Il est très difficile de convaincre nos interlocuteurs que c’est un spectacle qui peut plaire et intéresser, parce que c’est aussi un thème qui « dérange ». Nous on a beaucoup de problèmes avec La Culture (avec un grand L et un grand C) parce qu’on nous dit que notre boulot ce n’est pas de la culture, mais plutôt du socioculturel. Donc ce n’est pas facile. Heureusement que nous avons Jacques Remacle qui se bat comme une bête pour nous trouver des sous, faire des partenariats à droite et à gauche, comme c’est le cas dans ce projet-ci : une grosse partie est tombée dans les 3 derniers mois. À un moment donné, on a cru que cette création aurait pu être déficitaire.
Dans vos démarches citoyennes, vous avez l’appui de la Ligue des Droits de l’Homme de l’UDEP et de Bruxelles-Laïque…
Oui et pour celles et ceux que cela intéresse, nous organisons avec eux - ici sous chapiteau Place des Martyrs - le 7 mai à 20.15 heures, une conférence-débat La traversée des élections avec la participation de politiques tels que Louis Michel, Joëlle Millequet, Isabelle Durant, Karine Lalieux etc.
Puisque tu es mis en lumière dans ce coup de projecteur, qu’aimerais-tu dire encore ?
Pour moi, ce qui est important à dire, c’est que quand on voit nos spectacles on est impliqué politiquement. Oui je suis impliqué politiquement. Pour moi, le travail c’est un outil pour pouvoir raconter et dénoncer des choses. On est Européen, on est Belge et je trouve qu’à nos portes, il y a la misère qui s’établit, il y a un non-respect des gens. Ils sont considérés comme de la marchandise. Il faut le dire, il faut le hurler. Dans le spectacle précédent, j’avais envie de parler de l’échange culturel qui se passe ici entre les Belges et entre ceux – entre guillemets – qu’on dit qu’ils sont des non-Belges. J’espère que les Nouveaux Disparus garderont toujours cette identité à la fois de combat et d’échange.
On se bat pour que la vente des tickets reste symbolique, c’est-à-dire que notre combat, c’est d’amener la culture là où La Culture ne va pas. Rendre la culture accessible à tous, repopulariser la culture. Un chapiteau comme ici avec une entrée à 17 ou 15 €, mais qui va y venir, sinon des initiés au théâtre ? Par exemple dans ce spectacle, il suffit de dire qu’on fait partie du quartier et les places sont à 6,50 € avec un aller-retour de la STIB compris. Et quand on va le tourner dans les quartiers , les places sont à 2 ou 3 € ! Il faut le dire : qu’y a-t-il comme « culture » pour une famille qui émarge du CPAS avec 5 enfants et vivant dans un logement social ?
Et qui vous paye, vous ?
On a eu une subvention de la Ministre du Logement. Elle a financé le spectacle et le salaire de toute l’équipe. Avec ça, on a pu planter notre chapiteau en plein cœur de 17 quartiers Bruxellois. Ici, Place des Martyrs, ce n’est pas ce que nous appelons un quartier. C’est pour la création, et pour une création, on a besoin d’avoir tous les ingrédients propres à une création. C’est important de pouvoir monter un beau spectacle et puis qu’on aille faire ça dans les quartiers en retirant rien du tout, en ne bradant rien du tout. Ça c’est hyper important.
On n’a pas créé beaucoup de spectacles : en 10 ans, j’ai fait Chez Aziz, La Fiancée de l’Eau, Sur la Plage, Antigone [3] et maintenant La Traversée de la Mort avec lequel on va tourner 2 ans. Ma prochaine création, c’est dans 2 ans.
On peut savoir si tu y travailles déjà ?
Je suis sur 2 pistes. L’une d’elles c’est le mariage de Mimouna. En fait, quand on a participé à la 1ère Zinneke Parade (2000), le thème était le mariage mixte. C’était quelque part en prévision d’une prochaine création et une suite logique de Chez Aziz. Cela a aussi été le thème du Festival. Parce qu’en plus de nos spectacles, on a aussi un Festival de Théâtre de Jeunes qui est le Festival Mimouna , en plein cœur du Parc Josaphat. On monte tout un village de théâtres, où 26 groupes de jeunes de tous les coins de Bruxelles et de la Belgique viennent présenter des créations sur un thème bien précis : l’année dernière c’était Molière, cette année ce sera « la migration ». En gros c’est 500 jeunes qui participent à ce truc depuis 7 ans, chaque dernier week-end de novembre. Sur ce projet – pour moi c’est important – j’essaye d’engager des jeunes comédiens qui sortent d’écoles. J’ai envie de monter un spectacle avec une bande de jeunes et de mettre toute ma rage là-dedans. Parce que souvent, quand on sort de l’école, on a toute la passion, on a des idées politiques, on n’est pas encore dépassé par l’ego !
Quelle activité ! car outre une participation à la Zinneke Parade, le Festival Mimouna, tu publies encore le périodique trimestriel « Banlieues Nomades »… Je n’aurai qu’une conclusion : Longue vie aux Nouveaux Disparus et bonne route !
Interview : Nadine Pochez
Photos Nadine Pochez et V.Vercheval