Au cours de ce voyage vers nulle part, le réjouissant questionnement du maître et de son valet sur la liberté individuelle débouche sur une certitude de l’époque que Diderot, l’un des premiers, veut contester.
« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. » C’est l’histoire écrite sur le Grand Rouleau : “Nous croyons conduire le destin, mais c’est toujours lui qui nous mène.”
Si le valet futé joué par Jean-Pierre Baudson est terriblement bavard, son maître, un noble riche et maladroit qui se refuse de lacer le moindre brodequin, est passé virtuose dans l’art de le faire parler. Il est campé par Patrick Donnay. Ainsi l’amitié vraie née de la parole, relie ces deux extrêmes qui deviennent vite inséparables et – oh ! stupeur – même dépendants l’une de l’autre, question d’abolir avant la lettre, tous les privilèges de classe. Le sujet de 1779 vit sous la dépendance de son maître, mais le citoyen de 1789 dont on attend l’avènement, sera celui qui affirme sa liberté, et, partant, sa souveraineté.
Grand déballage de malles …très emballant ! Vers une aube inconnue ? A travers l’errance picaresque de ce duo en scène plein de verve et d’usage, le spectateur participe à une joyeuse farce sociale et philosophique où les postures intellectuelles savoureuses de l’un et de l’autre fusent en un énorme festin vocal. Choc des idées, hallucinante frénésie de paroles, gestuelle débridée, imaginaire au pouvoir, la riante dissertation en live est bel et bien jouissive. La mise en scène impeccable de Jean Lambert – elle commence dans la salle avant même le début de la séance – soutient avec talent les équilibristes du verbe qui ont su préserver un charme 18 ème. Les applaudissements fournis de l’assemblée témoignent de la générosité des artistes qui ont tout joué, y compris les rôles désopilants d’une flopée de joyeuses dames qui n’ont vraiment pas froid aux yeux !
Dominique-Hélène Lemaire