« Dès le premier jour, j’avais compris l’axiome : dans la Cité des Ventilateurs, tout ce qui n’était pas splendide était hideux. Ce qui revient à dire que presque tout était hideux. Corollaire immédiat : la beauté du monde, c’était moi. » Ce n’est pas à une guerre des boutons, mais à une guerre mondiale féroce que se livrent avec entrain les enfants de diplomates dans le ghetto de San Li Tun à Pékin en 1972. Amélie, 7 ans, est éclaireur. Elle ne peut concevoir plus beau, plus grand, plus digne d’elle-même, elle qui aime une seule chose, être regardée et se sentir le centre du monde. « J’avais tout. J’étais une interminable épopée. Je ne me sentais de parenté qu’avec la Grande Muraille : seule construction humaine à être visible depuis la Lune, elle au moins respectait mon échelle. »
Déclarations, affrontements, humiliations, sabotage, contre-attaques, trahisons, trêves… La guerre et l’amour partagent le même vocabulaire. Elle va le découvrir. Car le monde bascule pour Amélie quand la sublime et très cruelle Elena devient le nouveau centre du monde car elle est la perfection. Amélie ose lui déclarer : « Il faut que tu m’aimes parce que je t’aime. Tu comprends ? » Pour Elena, jouer à la guerre, « le plus noble des jeux », est totalement inintéressant.
« Elle fut ma belle Hélène, ma guerre de Troie, mon sabotage amoureux. » dit Amélie qui joue au chevalier à la rose, acceptant les défis les plus surhumains y compris une course folle qui l’emmène jusqu’à l’évanouissement. Chaque pas piétine son corps et son ego si sensible, dans l’indifférence absolue de la belle. « Sois méchante avec Elena et elle t’aimera. » dira sa mère en cherchant à la consoler. Un plan de vie ?
Cependant que la guerre internationale contre les allemands fait rage, libres de surveillance, les enfants-maîtres es cruauté se délectent d’empilage verbal acide et tranchant, de persécutions, de harcèlements, de divertissements sadiques et de supplices frôlant la mort, jusqu’à l’intervention salutaire des parents. « Oubliés des autorités chinoises et des autorités parentales, les enfants de San Li Tun étaient les seuls individus de toute la Chine populaire. Ils en avaient l’ivresse, l’héroïsme et la méchanceté sacrée. »
Le texte est éblouissant et provocateur. « La guerre commença en 1972. C’est cette année-là que j’ai compris une vérité immense : sur terre, personne n’est indispensable, sauf l’ennemi. Sans ennemi, l’être humain est une pauvre chose. Sa vie est une épreuve, un accablement de néant et d’ennui. L’ennemi, c’est le Messie. Sa simple existence suffit à dynamiser l’être humain. »
« J’appelle cheval …ce qui me hisse ! » L’apologie du cheval-vélo, synonyme de dépassement, vitesse, envol est un bijou de romantisme échevelé. Ajoutons quelques perles musicales très évocatrices : de la marche des chevaliers de Prokofiev aux Beatles. Saluons l’encadrement d’éclairages fort ludiques. Les costumes, dignes du Boulevard de la laideur habitable habillent des comédiens parfaits dans leurs rôles d’enfants débordants d’énergie et de cynisme. Dans un échange constant de personnages, Christine Delmotte a distribué la parole d’Amélie à 7 jeunes comédiens pétulants et explosifs, dont des hommes bien sûr, qui retrouvent avec jubilation et exaltation leurs propres souvenirs de cavalcades sur terrains vagues et cours de récréation. Une habile façon d’émietter toutes les facettes d’Amélie sans jamais la trahir. Difficile de rester indifférent. La mise en scène est tellement délirante que le spectateur est embarqué dans l’expérience héroïque presque sans son consentement. Et le cheminement amoureux dévastateur d’Amélie laisse pantois.