C’est une montée en intensité que résume le personnage d’Ivanov, d’abord évanescent, subissant son sort, sa déprime, sa culpabilité aussi, face à son incapacité à aimer, avant de littéralement exposer sa douleur, sans l’ombre d’un cabotinage : interprétation exceptionnelle de concentration expressive de Nicolas Luçon, déjà repéré pour sa finesse mais qui trouve ici son heure de gloire.
Et pourtant, si tout tourne autour de ce Nicolas (chaque acteur garde son prénom pour souligner qu’il « joue » un personnage, en lui donnant un peu de lui-même), le reste de la troupe, innombrable, assume, avec humour et passion le double jeu proposé : être un personnage de Tchekhov mais plongé dans notre marmite sociale contemporaine. Au texte de Tchekhov, Armel et ses acteurs ont ajouté des improvisations pour décrire leurs interrogations sur notre société. Et hormis quelques « gags » un peu longs, ça marche fort bien.
Transpositions réussies
Ivanov (version Tchekov) a fait un mariage d’argent avec une belle héritière juive, qui a abandonné ses valeurs familiales par amour fou. Nicolas/Ivanov (version Roussel) fait de même avec une riche héritière musulmane (remember Lady Diana et Dodi Al-Fayed, entre autres). La société russe (XIXè siècle) traversée par l’antisémitisme (les pogroms bien antérieurs à l’Holocauste) versus le XXIè, baignant dans un anti-islamisme populiste, qui gagne toute l’Europe.
Le thème de la fête qui aide à noyer le chagrin dans l’alcool est savoureusement traité,d’entrée de jeu, par Roussel lui-même, en maître de cérémonie, à la Kantor, mais dans un rôle d’humble serviteur du public et des acteurs , un plateau de verres de vodka à la main et escorté d’un petit ange, le délicieux Melchior Minne, mascotte de la troupe.
Le thème de l’argent est majeur puisque la propriété d’Ivanov, mauvais gestionnaire, menace ruine. Mais Yoann Blanc, en principe gestionnaire des terres, mais surtout clown délicieux, fait la quête auprès de spectateurs : c’est la troupe…et la culture qui sont ruinées ! Clin d’œil.
Plus sérieux : le rapport avec la famille Lebedev, est le nœud de l’histoire : petits bourgeois riches, femme dominante- mari dominé, goguenard, couple délicieux de Selma Alaoui et Vincent Minne. Illusion de la force de l’argent « petit-bourgeois » mais aussi source du dénouement tragique : leur fille, Sasha-Lucie (Debay), 20 ans, amoureuse de Nicolas, source de vie, renforce sa déprime jusqu’à l’inéluctable. Nicolas passe de la culpabilité vis-à-vis d’une femme qui se meurt et qu’il n’aime plus au désespoir existentiel qui lui fait refuser la renaissance d’un deuxième mariage avec une « jeunesse ».
Trouvailles de mise en scène
Elles passent par la « reconstruction » judicieuse de la salle des Tanneurs, avec des ouvertures (et des couvertures protectrices !) vers la froideur de l’hiver russo…belge. Ou la projection sur le mur des derniers dialogues des acteurs, vivants ou morts, qui se font une réflexion, sensible, sur leur troupe, qui n’est qu’un morceau de notre société en miettes, qui rêve d’ ESPOIR, au sein même d’un spleen d’époque.
Au total, un autoportrait revendiqué et réussi de Roussel et de sa troupe, qui nous associent doucement à leur rêverie poétique entre dépression, dérision et espoir. Avec un dernier cadeau, qui inaugure le spectacle :la découverte d’un poète polono-français, Edward Stachura, poète marginal,suicidé comme Ivanov, dont la seule œuvre traduite en français, une autobiographie, Me résigner au monde , écrite juste avant son suicide, n’est plus disponible que sur Amazon, pour 10 euros.
Une clé parmi d’autres pour cette adaptation d’Ivanov, à la première partie parfois un peu trop diluée mais splendidement rassemblée dans un final inoubliable.
Christian Jade
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