En arrivant sur la scène du Théâtre National, le spectateur ou la spectatrice pénètre un dispositif a priori conventionnel, en frontal, celui d’une fête dans un salon, une illusion de bonheur qui nous ouvre les bras. On comprend peu à peu que ce lieu est l’île de Calypso, tandis que tous les comédiens jouent le rôle d’Ulysse, et toutes les comédiennes le rôle de Calypso, au départ d’Ulysse. Lorsqu’enfin celui-ci se décide à partir, ce que nous avions commencé à deviner se vérifie : nous ne sommes pas seuls, et le dispositif est en réalité bi-frontal. En effet, d’autres spectateur·rice·s placé·e·s en face de nous sont témoins en simultané et avec les mêmes acteur·rice·s d’une autre scène, se déroulant cette fois-ci à Ithaque, où toutes les comédiennes jouent Pénélope, et tous les comédiens les Prétendants. Après une première partie d’un côté, nous passons donc de l’autre, avant d’assister à une troisième partie où les rideaux qui séparent les deux scènes et les deux salles se lèvent pour révéler un espace commun peu à peu envahi par de l’eau, dans laquelle s’effondrent et se relèvent les six comédien·ne·s, dans l’attente sans relâche du retour d’Ulysse qui ne viendra jamais.
Christiane Jatahy fonde l’ensemble de son parti pris esthétique sur la répétition et l’effet miroir, amenant ainsi fond et forme à se rejoindre. En créant pour le spectateur ou la spectatrice cet effet de renversement de lieux qui sont en fait les mêmes, la metteure en scène fait de L’Odyssée d’Homère une figure moderne de la nostalgie, cette « douleur du retour » littéralement, qui habite tous les exilés. En faisant apparaître sur le plateau ces figures du déplacement et de l’étranger, la metteure en scène aborde avec poésie et distance une problématique au cœur de notre époque, des réfugiés jusqu’aux grandes migrations, questionnant par la démultiplication de la frontière scène/salle le concept de frontière réelle. À quel pays appartenons-nous ? Comment notre terre nous définit-elle ? Que veut dire « quitter son pays » ? Tandis que toutes ces questions sont posées et se présentent à notre esprit, leur urgence nous prend à la gorge, lorsque l’on voit Julia Bernat, brésilienne, parler de son pays alors que l’on a vu il y a quelques semaines Bolsonaro arriver au pouvoir au Brésil annonçant l’exil pour des milliers de personnes, ou lorsque Matthieu Sampleur lit l’histoire de disparus en mer, ô combien actuelle et tragique à l’heure d’aujourd’hui. Tout cela se lie avec une finesse et une simplicité sans égale qui permet de passer en permanence de l’individuel au pluriel, du politique au singulier, de la quête collective à l’obsession pour soi. De multiples thèmes sont effleurés, sans jamais apparaître de manière crue : la douleur du déplacement, l’amour dans un monde de violence, la quête de soi, d’une identité ou d’une patrie, la place des femmes face à la violence des hommes, la place de la guerre.
De ce fait, la metteure en scène relit Homère et y opère un renversement fondamental : Jatahy travaille dans ce face-à-face l’exposition des femmes à la violence des hommes, donnant à Stella Rabello, Julia Bernat et Isabel Teixeira les rôles de véritables héroïnes de cette Odyssée moderne. La figure centrale n’est plus Ulysse, mais Calypso et Pénélope, les femmes qui résistent et dénoncent la guerre, et ce renversement-là en dit beaucoup sur une culture occidentale dont les racines plongent notamment dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère. En effet, Jatahy remet ainsi en cause des valeurs virilistes et belliqueuses entièrement constitutives de nos sociétés pour créer un autre système de valeurs, celui de femmes puissantes et lucides qui n’acceptent plus un monde de violence.
La proximité avec le public et le recours à l’écriture de plateau place les acteur·rice·s en adresse directe avec nous, nous plaçant au cœur de l’émotion. Le déroulement est simple, et nous plonge dans un rythme continuel de répétition, de reprise, de plus en plus éprouvant, qui livre une vision de l’existence comme un exil continuel, un retour à soi permanent, comme le flux et le reflux des vagues. Ce sont les performances d’acteur·rice·s bouleversantes de Karim Belkacem, Julia Bernat, Cédric Eeckhout, Stella Rabello, Matthieu Sampeur et Isabel Teixeira qui nous amènent à cette sensation très particulière de « fatigue de vivre ». En créant un lien d’empathie très fort avec eux·elles dès le début du spectacle, Jatahy nous lie en permanence à eux·elles, lors de ces deux heures de spectacle menées tambour battant, tandis qu’il·elle·s passent d’une scène à l’autre, se battent dans l’eau, se traînent, et tombent, et se relèvent, portant à chaque fois le poids de leurs vêtements trempés. Le terrain de jeu sur lequel les place la metteure en scène ouvre l’espace et leur adresse, et leur permet d’atteindre directement le ou la spectatrice en créant des images de naufragé·e·s de quasi-fin du monde, enfermé·e·s dans une obsession continuelle qui détruit leur existence. Ulysse ne semble jamais revenir, et nous devenons progressivement ces Pénélopes qui attendent sans fin que tout change, sans espoir. Comme elles, nous traversons la vie dans l’espoir d’une résolution miraculeuse et homérique : mais en face de nous, il y aura toujours la guerre, l’attente, la peur, et la chaleur humaine de quelques rescapés, espérant encore, prêts à recommencer.
Ce spectacle nous submerge, nous enlève les mots pour dire et nous atteint dans ce qui nous est le plus singulier autant que dans ce qui nous lie les uns aux autres en tant que communauté d’êtres humains. Rares sont ceux·celles qui comprennent et intègrent à leur travail de manière aussi puissante la signification d’être un public face à une scène, et la tendresse qui unit ainsi acteur·rice·s et spectateur·rice·s les un·e·s aux autres.
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