La pièce est ancrée dans un contexte d’isolement, de solitude. Le confinement que nous avons vécu et vivons encore est-il à la source de ton inspiration ?
Celine Delbecq : J’ai commencé à écrire juste avant le premier confinement. Cela s’est fait en plusieurs étapes. Il était d’abord question d’un accident, c’était même plus qu’un accident. Dans la première étape de l’écriture, Carine Bielen tue son enfant en s’endormant dessus et au fil de son histoire, je me suis dit : « Cette femme ne peut pas tuer son enfant, cela va la stigmatiser encore plus, je vais moi-même la stigmatiser ». C’est comme ça, qu’elle lui casse un bras. Mais c’était le squelette de la chose. En allant plus en profondeur, je suis tombée sur une article de Alice Romainville de l’Observatoire des inégalités qui disait que 80% des élèves en écoles spécialisées étaient issus de milieux précaires. Cela fait partie des choses qui ont alimenté ce récit qui parle notamment des tests QI, de l’orientation scolaire dans l’enseignement spécialisé via des tests QI, tests qui par ailleurs ne sont pas adaptés à des personnes issues de milieux précaires mais qui sont plutôt des tests cognitifs. J’ai entamé le travail d’écriture à la Chartreuse mais le 16 mars j’ai dû quitté suite aux premières mesures de confinement vu que les frontières fermaient. Le premier confinement, je l’ai passé seule chez moi, enfermée, et bien sûr, il reste beaucoup de cette solitude et de cet enfermement dans le texte parce que Carine Bielen et très seule finalement même si elle a plein de gens qui l’entoure - et elle leur en est très reconnaissante - mais elle est aussi très seule dans sa bataille.
Vous avez touché la frontière entre ce qui est jugé comme normal et le borderline, le fil rouge que Carine a tendance à franchir dans ses angoisses.
Céline : Je crois que ce serait une personne totalement censée si la société ne lui avait pas constamment renvoyé l’image d’une personne débile, incapable, arriérée, pas à la hauteur, sous tutelle... « Tu n’es pas capable, on va te le prendre ». Je crois qu’elle a intégré ce discours de la société et qu’elle se confond avec ce qu’on lui renvoie. Mais là où elle ne confond plus rien c’est pour Logan. Elle dit : « Je ne veux pas que Logan revive ça ». Elle ne va pas se battre pour elle-même car elle pense que la société a raison, qu’elle-même ne voudrait pas d’une fille qui n’a rien, qui est toute de travers et qui est sous tutelle et qui vit sous les allocations familiales.
En même temps on retrouve les angoisses de toute jeune mère à laquelle on peut s’identifier..,
Céline : Ce qui la diffère d’une autre mère, c’est qu’une autre à droit à l’erreur alors qu’elle n’y a pas droit car elle est sous tutelle, sous surveillance et sous observation et elle le sait cela, même si elle ne peut pas le formuler avec des mots, elle le sens dans son corps qu’elle n’a pas droit à l’erreur ! Contrairement à n’importe quelle mère ! D’ailleurs, l’accident est arrivé, oui - et c’est un accident grave, c’est indéniable - mais il serait arrivé à une autre mère, personne n’en aurait rien su... Là, c’est parce qu’elle est sous surveillance, qu’elle subit cette intrusion du normatif. Elle vit dans un logement social qui est le logement de la société donc même chez elle, quelque part, elle n’est pas chez elle. Et tout cela elle ne l’ignore pas.
Les spectateurs sont touchés par le portrait de cette femme, c’est évident.
Céline : D’après les retours des gens après le spectacle, c’est l’injustice de la situation qui les touche. On a envie qu’on lui rende son enfant et paradoxalement, ce qui est arrivé n’est pas anodin. Je ne jette pas la pierre aux services sociaux. Je pense que ce sont des gens formidables et qui ne sont pas assez payés pour le travail qu’ils font.
Celine Bielen, le personnage, subit le carcan social mais d’un autre côté peut-on se permettre des faiblesses vis-à-vis d’un enfant ?
Céline : Moi-même je n’ai pas la réponse. Faut-il lui rendre son fils ? J’ai bien sûr un avis mais je n’ai pas la réponse. J’aurais envie qu’on lui rende son enfant. Mais ce n’est pas mon métier et si c’était mon métier, je ne suis pas sûre que je lui rendrais son enfant. Je ne sais pas... Mais c’est pour cela que cela m’intéressait de soulever cette question. C’est la complexité de tout cela. À un moment donné, chaque personne a une histoire. Faut-il prendre en considération l’histoire de la personne ou simplement suivre des protocoles et remplir des grilles d’évaluation et mettre des chiffres. Est-ce que ce sont les mots qui comptent ou les chiffres ? C’est la question de tous mes spectacles : l’histoire d’une personne, cela compte ou pas ?
Le plus terrible, c’est qu’à la fin on lui demande de prendre une décision qu’elle ne veut pas prendre...
Céline : On ne lui ne demande pas vraiment, on lui demande de relire son dossier. Elle dit : « Moi je crois qu’il faut me le rendre. Après c’est vous qui décidez comme d’habitude ».
On lui demande signer quand même...
Céline : Oui, d’ailleurs pour moi elle est dans le bureau du directeur général des droits de l’enfance mais elle pourrait aussi être dans un commissariat on ne sait pas très bien. La dernière scène, on l’a travaillée comme dans un tribunal. Elle est debout face aux gens comme dans un tribunal. On avait envie de garder l’ambigüité et quand on lui demande de signer et elle dit : « C’est mon dossier ça ? ». On sent qu’il est fameux... Il y a toutes ces petites couches qui font que ce n’est pas évident de répondre à la question : peut-on lui rendre son enfant ? Mais ce qui est évident, c’est qu’elle aime cet enfant et qu’elle a envie de se batailler pour qu’il ne revive pas ce qu’elle a vécu, qu’il ne vive pas ce cycle de la précarité et du handicap. Déjà çà, c’est une belle transmission. Après oui, c’est avec toutes ses failles et toutes les failles que la société lui a imposées car elle n’a pas choisi de les avoir ces failles-là, c’est tout un système qui est derrière.
Il y a un déterminisme social ?
Céline : Pour elle oui elle ne se battra pas pour elle-même mais elle va se battre pour Logan. Car elle se dit que c’est un intellectuel. Elle a parfaitement intégré, compris dans son corps que quand on va dans une école spécialisée, on ne peut pas devenir docteur. Elle va batailler pour éviter cela à Logan. Elle dira qu’il faut qu’il ait sa chance comme tout le monde.
Au niveau de l’écriture, la langue est parfaite, on est dans un langage acquise dans un parcours particulier.
Céline : J’ai écrit pour Véronique Dumont. Je l’ai vue jouer plein de fois, je connais son souffle, sa voix. Donc j’ai écrit rapidement. Mais au moment de l’édition, je me suis dit : « Il faut que je réécrive en bon français de France ». Et c’est là que cela m’a fait horreur. Je me suis rendu compte que je la mettais à l’endroit qui l’exclu car c’est cette langue-là, normative - la langue française est une langue de pouvoir, de domination et peut-être que toutes les langues le sont - mais le français est une langue d’académiciens. Et cette langue fait partie du pouvoir qui l’exclu. J’ai voulu à tout prix lui éviter cette langue-là qui fait partie du système, une langue qu’elle n’arrive pas à parler et dont elle subit les injustices. Sinon, la pièce s’est écrite assez facilement. Je pensais beaucoup à Véro. Ce dont j’ai envie, c’est que toute personne ayant entendu son histoire se dise : « Il faut lui rendre son enfant. Il y a une injustice. Ce qui est arrivé n’est pas arrivé pour rien. Elle n’est pas la seule responsable, toute la société est responsable de cet accident car la société ne l’a jamais aidée, ne lui a jamais laissé sa chance ».
On ne peut pas non plus réécrire le parcours biaisé de quelqu’un...
Céline : Et c’est là que le théâtre intervient en mettant des mots sur les protocoles. Il faut dire qu’avoir un enfant, pour elle c’est avoir un rôle, elle n’a jamais eu aucun rôle, aucune place et c’est peut-être cela qui fait la fusion entre elle et son enfant - moi, je trouve cela monstrueux la fusion maternelle - mais elle, elle a aussi un rôle pour elle-même et elle dit : « Depuis
que j’ai Logan, je ne bois plus, j’arrive à me lever, je n’ai plus les idées noires. » Alors même s’il y a beaucoup d’erreurs et de maladresses, il y a aussi beaucoup d’amour et n’est-ce pas suffisant ?
Propos recueillis par Palmina Di MEO