Dans la salle de répétition du théâtre Océan Nord, les acteurs semblent avoir commencé sans attendre le public. Certains sont assis, d’autres debout tandis que peu à peu les spectateurs prennent place autour d’eux, derrière les tables qui délimitent l’espace de jeu. Certaines places sont jonchées de papiers noircis de notes, quelqu’un vient-il de se lever pour faire une pause ? Au centre, un acteur lit un texte, on saisit que ça parle de psychiatrie et de création, on entend les noms des grands penseurs mais il est difficile de suivre le contenu. Cette lecture ne nous est sans doute pas vraiment adressée, on regarde les acteurs au travail. Enfin, le lecteur "sent que tout le monde est là" et s’arrête. Le spectateur peut se détendre, il était attendu.
"Lorsqu’on ouvre un roman sur la folie, on peut s’attendre au pire" nous prévient-on en présentant le roman "Chez les fous" de Rainald Goetz sur lequel est basée la création. Lorsqu’on va voir une pièce de théâtre sur la folie également. Le pire, c’est quand la folie sert de métaphore, de prétexte pour parler d’autre chose, en général d’art ou de société. Elle est alors vantée ou dénoncée, politisée ou poétisée et ses acteurs sont convoqués aux fins que poursuit l’auteur : le fou est un révolté, le fou est une victime, le fou est le poète incompris. Le médecin est, quant à lui, un bourreau, un castrateur, un agent de l’ordre.
Rainald Goetz va à l’encontre de cette instrumentalisation. Son expérience de médecin lui fait voir la folie comme une réalité clinique qui révèle le désespoir. C’est parce qu’ils prennent leur sujet au sérieux que le livre et la pièce échappent au pire, cherchant la manière juste de s’interroger sur la maladie mentale du point de vue de ses multiples protagonistes. En écoutant ce que chacun d’entre eux a à dire, ils trouvent le ton juste pour en parler ensuite. Avec notamment Isabelle Stengers comme soutient (c’est en effet son livre "Penser avec Whitehead" qui était lu en introduction), l’équipe s’outille intellectuellement pour se donner les moyens de penser, c’est-à-dire "de se poser les questions qui mettent en risque" (dixit la philosophe belge).
Après une présentation de l’auteur et du roman autour duquel le projet se construit -ce livre plein de choses puantes dans lequel la puanteur prend de plus en plus de place au fur et à mesure des pages au point qu’on ne peut y échappe- l’acteur reprend à son compte la question de l’auteur : comment continuer ? Sur cette question il se tait et ce sont les voix des autres acteurs, dispersés à différents endroits de la salle, qui se feront désormais entendre.
Partant de témoignages, de lectures et de rencontres, les acteurs ont construits des personnages. Ceux-ci sont à présent sur scène. Que vont-ils dire, que vont-ils faire ? Ils se regardent, ils s’écoutent, et ils se lancent. A partir du matériel récolté tout au long des répétitions, ils improvisent l’ordre de leurs phrases et leurs mouvements. Aussi chaque représentation sera différente, nourrie de l’énergie spécifique qui habitera l’un et l’autre, alimentée par l’ambiance de la salle et par l’écoute des spectateurs. Ici le théâtre se fait réellement vivant, et le terme de communauté, si souvent galvaudé, retrouve son sens.
Retour à la scène. Des phrases jaillissent. Elles ne sont pas liées entre elles, ce sont des anecdotes, des réflexions. Les voix se superposent, se coupent, elles ne s’écoutent pas. Chaque personnage semble isolé dans son monde, dans son délire, que ce soit celui d’un interne ou d’un interné. Différencier les rôles n’est pas toujours possible et cette confusion nous fait sortir du cadre des catégories bien délimitées d’après lesquels on nous apprend à penser. Penser correspond alors à catégoriser, tendance contre laquelle les personnages nous mettent d’ailleurs en garde en dressant la liste des "conneries à éliminer". Parmi celles-ci, retenons le principe de non-contradiction et la volonté d’avoir raison.
Ce n’est que peu à peu que les personnages se livrent. Mais qui sont-ils ? Entre médecins et malades, les frontières sont perméables. Peut-on croire l’interné qui déclare ne pas être fou ? Que se passe-t-il quand c’est le docteur qui perd la tête et le fou qui essaye de le soulager ?
Avec une justesse rare, ces récits de vie emmènent le spectateur dans "un voyage au coeur du dérèglement mental". Evitant les poses stéréotypées des malades mentaux auxquels les acteurs aiment si souvent se livrer, ce voyage nous donne à voir l’homme dans son angoissante fragilité.
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