Peut-on s’habituer au simple mal de vivre ? Comment faire quand la lucidité rêveuse de l’enfant se heurte à l’obstacle d’un monde, calé dans le quotidien ? Ces deux questions affleurent dans Habit(u)ation, d’Anne Cécile Van Dalem, avec une intensité d’autant plus grande que le langage purement verbal du théâtre se déplace vers un décor, d’abord sinistrement hyperréaliste et dont la mutation vers le fantastique multiplie les malaises existentiels et la fuite dans le rêve/cauchemar. L’ « habitation », victime de ses « habitudes », devient le lieu d’une sourde résistance, qui rampe et éclate. L’ingéniosité technique de ce décor, peuplé de machines invisibles qui le métamorphosent, est due au savoir-faire de Marie Szersnovicz : chapeau !
Premier ancrage, dans le quotidien : un homme, surgi du fond d’un jardin apparemment banal, s’acharne sur un saumon, qu’il découpe et emballe avec peine : un travail énorme puisque des monceaux de caisses frigorifiques peuplent jardin et appartement. Ce père, englué dans le quotidien, épuisé et inquiétant, c’est le toujours génial Alexandre Trocki. Sa femme, maussade, agressive, vivant dans un rêve perdu, musical et sentimental, c’est une Véronique Dumont presque muette, avec un texte si concis et si rare que c’est son corps qui doit parler. Quant à Brigitte Dedry, elle incarne, avec juste ce qu’il faut d’agressivité désabusée une tante maussade, qui s’occupe de l’unique enfant du couple. Et là est l’obstacle, remarquablement surmonté par la metteuse en scène : trouver une petite fille (et même deux qui alternent) qui ne cabotine pas dans son rôle d’enfant, la seule part de rêve d’une famille décomposée par le quotidien. Or elle en a trouvé deux (Epona Guillaume et Chloé Résibois), surprenantes de naturel dans le récit ensorcelé qu’elles engendrent.
Dans ce conte fantastique moderne, l’épouvante vient du rêve avorté de la petite, à qui on refuse un voyage. Invraisemblable ? Dans un conte, rien n’est invraisemblable et aucune « petite fille » n’est « modèle ». Dans la tête de la petite tout commence par l’horrible idée de faire bouillir son poisson rouge. A partir de là tout dégénère et la nature environnante entre en révolte d’abord sourde, puis envahissante contre les personnages-acteurs. Une série de performances techniques transforment le théâtre en film d’horreur à l’atmosphère de plus en plus catastrophique.
A la première, certains spectateurs semblaient « dépassés » par cet objet théâtral « hors normes », où la part de dialogue explicatif est réduite au minimum avec un primat donné à l’image, au son, à l’atmosphère, plus importante que le jeu, pas platement réaliste des acteurs. Pour notre part, quel bonheur de voir plusieurs théâtres (Namur, Liège, le National, et le Kunstenfestival des Arts, sans compter une tournée internationale) promouvoir le bel imaginaire incongru d’Anne-Cécile Van Dalem
Nous la suivons avec passion depuis son compagnonnage créatif avec Jean-Benoît Ugeux, de Zai Zai Zai à Hansel et Gretel, puis ses créations personnelles, dont Self Service, le début d’une trilogie dont Habit(u)ation est le deuxième volet. Une méditation sur la mort qui rode et la famille qui s’écroule. Une double plongée à la fois existentielle et formelle, puisqu’Anne Cécile essaie aussi de renouveler la forme théâtrale, la manière de raconter une histoire avec des défis technologiques différents à chaque pièce.
Anne-Cécile Van Dalem : un des plus beaux espoirs de renouvellement du théâtre belge francophone.
Christian Jade
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