Comment l’esprit vient aux filles et aux femmes de ce début du 21e siècle est la question innocente posée par Naomi Golmann, la jeune auteur du spectacle dont le premier opus se joue à La Clarencière. A l’heure où le foulard et la burqa risquent de mettre en danger les faibles acquis du mouvement féministe (une goutte dans l’océan de l’histoire), voici Daphné et Naomi transformées en équipe féminine de choc pour faire la peau à la Walt niaiserie qui encombre le corps et l’esprit de tant de jeunes filles et femmes modernes. Ce n’est pas que ces deux complices nient l’utilité des contes, bien au contraire. Enfants, elles ont aimé les contes et savouré plus tard la lecture complexe de la « Psychanalyse des contes de fées » de Bruno Bettleheim où chacun peut se retrouver dans la symbolique de l’un ou l’autre personnage de Perrault ou d’Andersen. Ces contes, racontés et lus aux jeunes enfants, relus à l’aube de l’école primaire, avaient un caractère fondateur sur la notion de bien et de mal, sur la cruauté qui existe et sur les épreuves que chacun doit s’attendre à surmonter pour accéder à la maturité et devenir des adultes équilibrés et heureux.
Ils avaient un impact symbolique considérable sur l’évolution des enfants jusqu’à… l’avènement des générations Disney. Malgré quelques plantes et monstres bien effrayants, la représentation cinématographique, quoique très esthétique et merveilleuse a quelque chose d’enfermant, et semble avoir ôté aux contes lus ou racontés leur mystérieux pouvoir de développement de l’imaginaire et de l’introspection. Le modèle édulcoré et univoque de la princesse belle à ravir, gonflée de partout, semble avoir vidé les contes de leur sens et de leur substance. Le cœur de la nouvelle princesse – mais est-elle une princesse ? – est un trou béant. « Qu’on m’arrache le cœur, qu’on l’enferme dans une boîte et qu’il s’arrête de me battre ! » se plaint la jeune comédienne. La princesse n’est plus qu’une coquille vide en attente de panoplies de Barbie et d’un hypothétique prince charmant.
Le texte de BABYDOLL écrit par Naomi Golmann est le résultat d’un questionnement personnel intime et profond, d’une écriture très forte, cathartique sans doute, lentement distillée sur une période de trois ans. Féroce, sexy et pudique à la fois, cette écriture dénonce les dérives de notre imaginaire dans un langage cru et parler vrai, truffé de double-sens en séries. A notre époque, tout d’abord la princesse n’existe pas, elle est la boulimie des hommes comme Nabilla Benattia et autres consœurs, un fantasme ambulant créé pour lui plaire, et si possible aussi vide qu’une poupée de porcelaine qui aurait perdu son mécanisme. Ou alors, totalement cynique. De plus, le prince n’est qu’un Peter Pan fétichiste, « puer aeternus », enfant-roi qui refuse de grandir et qui, lorsqu’il rencontre la jeune fille, a souvent déjà derrière lui une solide exposition à la pornographie. Vivent les nouvelles technologies ! Nous sommes à l’envers du conte ! Les syndromes de Cendrillon, Belle-au-bois-dormant, Blanche-Neige et autres sont disséqués avec humour et raison. Car la réification de la femme, quoi qu’on en dise, va bon train ! Parodiant Simone de Beauvoir, Naomi Golmann déclare : « On ne naît pas femme, on pratique les hommes et on le devient. »
Sur scène et dans la mise en scène au scalpel percutante et poétique de l’auteur, l’esprit, le corps et les cinq sens en éveil se confondent et se répondent comme dans une série harmonieuse de haikus. Lewis Carroll est l’esprit frappeur, et Walt Disney l’esprit frappé. Pole dancing verbal et écriture physique se croisent en un ballet fulgurant de vérités. La parodie des dérives modernes : le jeunisme obligé, la séduction féminine codifiée à outrance, l’hyper sexualisation dès le plus jeune âge, bat son plein pour devenir à son tour, une sorte de conte post-moderne, raconté avec verve par deux jeunes femmes désenchantées. Est-ce ainsi que les hommes vivent ?