Les Roms, ou Tziganes, sont entre 8 et 10 millions dans le monde, la plupart en Europe où ils représentent la plus grosse minorité ethnique. Arrivés sur le vieux continent entre le Ve et le XIIIe siècle en provenance du nord-est de l’Inde, ils ont dû faire face à de nombreuses discriminations les obligeant souvent à fuir leur pays d’origine. Deux grandes vagues migratoires vont les disperser encore un peu plus :au milieu du XIXe siècle, les populations roms d’Europe centrale se répandent dans toutes les autres régions d’Europe et durant les années 1960-1980 au départ de l’Europe orientale vers l’Europe de l’Ouest.
La politique nazie d’éradication des Roms commence en 1936 et s’intensifie à partir de 1942, lorsque Himmler ordonne la déportation de tous les Tziganes du Reich vers les camps de concentration et d’extermination. Difficile à quantifier, le bilan humain de ce génocide varie de de 300.000 à 500.000 tués au cours de la Seconde guerre mondiale, sans compter les dizaines de milliers de disparus. Il faudra attendre 1982 pour que ce génocide soit reconnu par le chancelier allemand Helmut Schmidt, même s’il n’est toujours pas officiellement reconnu en tant qu’opération de purification ethnique.
Fabrizzio Cassol et Lisaboa Houbrechts se sont rencontrés lorsqu’ils travaillaient sur le « Requiem pour L. » d’Alain Platel. Lors de la première du spectacle à Berlin, ils ont visité ensemble le musée de l’Holocauste et ont été très émus par la pièce où se trouvaient des lettres personnelles de Juifs. S’étonnant de l’absence d’une telle initiative à l’égard des Roms, le saxophoniste a appelé le violoniste et chanteur Tcha Limberger, lui-même à moitié Rom, qui lui a confirmé que c’est toujours ainsi. « Les Roms ne sont qu’une note de bas de page de notre histoire, estime Lisaboa Houbrechts, parce qu’ils n’ont pas de culture écrite ».
Ce projet très ambitieux vise, ni plus ni moins, à rendre visible l’indicible, à sortir du silence ces oubliés de l’histoire. Le compositeur a sélectionné des parties des madrigaux de Monteverdi sur les sujets de l’amour et de la guerre, les découpant puis les assemblant différemment pour que les mots et les mélodies donnent l’impression d’être des extraits de lettres jamais écrites.
Bibliothèque vivante de la tradition orale, Tcha Limberger incarne cette allégorie poétique de la confrontation des Roms à leurs origines perdues. Comme dans un drame antique, un chœur se forme autour du chanteur avec les voix de Nicola Wemyss,Jonathan Alvarados et Claron McFadden. Le kaval (flûte des Balkans) de Georgi Dobrev, la contrebasse de Vilmos Csikos, l’accordéon de Philippe Thuriot et les percussions de Simon Leleux assurent (brillamment) l’accompagnement musical.
Sur le plateau, la danseuse Shantala Shivalingappa (qui a notamment travaillé avec Maurice Béjart, Peter Brook et Pina Bausch) incarne les origines indiennes du peuple Rom. Mais elle fait aussi le lien entre les différents univers présents. Non-voyant, Tcha Limberger ne peut voir ses mouvements mais perçoit sa présence. Comme dans cette scène qui ouvre la pièce où il suit l’ombre de la danseuse guidé par le tintement de ses bracelets métalliques. Le chanteur ne représente pas seulement le point de vue des Roms, mais aussi celui des aveugles.
La frontière entre le visible et l’invisible, la lumière et l’obscurité, s’exprime également dans la scénographie où le plateau est baigné de blanc tandis que l’avant-scène est totalement noire. Ce qui donne lieu, notamment, à une scène d’une beauté rare lorsque Shantala Shivalingappa vient s’asseoir au-devant de la scène, totalement dans l’obscurité dont seuls émergent ses yeux et son regard embué.
La scénographie, conçue par le peintre abstrait Oscar van der Put, est monumentale. Les musiciens sont perchés sur une mezzanine tandis que les chanteurs et la danseuse évoluent dans une box au sol et aux murs d’un blanc éclatant. Lisaboa Houbrechts a sélectionné des photos historiques qui se révèlent comme des séquences à l’intérieur du décor visuel abstrait que le scénographe projette sur les parois. Ces clichés de charniers, de femmes derrière des barbelés, d’enfants et d’adultes parqués sur une plaine sont travaillés par la vidéo pour, ici, donner une couleur rouge aux fils de fer barbelés ou, là, faire disparaître une à une les personnes photographiées jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucun être humain sur l’image. Métaphore...
Didier Béclard
Photos : © Kurt Van Der Elst
« I Silenti » jusqu’au 25 février au Théâtre National à Bruxelles, 02/203.53.03, www.theatrenational.be, du 5 au 8 mars au Théâtre de Namur, 81/226.026, www.theatredenamur.be, les 11 et 12 mars au Théâtre Municipal de Grenoble et le 13 mai au Théâtre d’Orléans.