Himmelweg (Juan Mayorga / Jasmina Douieb)
Himmelweg à l’atelier 210
Création
du 8 au 26 février 2011 à 20h30
Non loin de Berlin, pendant la deuxième guerre mondiale, un délégué de la Croix Rouge internationale visite un ghetto soi-disant modèle imaginé par les nazis. Des enfants jouent à la toupie, des amoureux prennent l’air sur un banc, une jeune fille se baigne. Leur vie semble à l’image de ces quelques scènes, en apparence anodine.
Dans ce texte fascinant, Juan Mayorga explore notre étonnante faculté à nous aveugler. Sur la scène, Jasmina Douieb amène l’incertitude et le doute à travers un voile d’images qui questionne aussi notre présent et notre rapport à ce que l’on voit, ce que l’on veut bien voir, et ce que, saturés d’images, on ne voit plus.
Mise en scène : Jasmina Douieb Avec : Jean-Marc Delhausse, Michelangelo Marchese, Luc Van Grunderbeeck Scénographie : Renata Gorka Son et image : Sébastien Fernandez Dramaturgie : Ana Rodriguez Assistante : Lara Hubinont Lumières : Benoit Lavalard
Un spectacle de la compagnie Entre Chiens et Loups en coproduction avec l’Atelier 210 et en partenariat avec le Rideau de Bruxelles.
Tarifs : tarif plein : 16€, -30 ans/+60 ans : 13€, -26 ans/demandeurs d’empoi : 8€, tarifs de groupe à partir de 10 personnes
Infos & réservations : 02 732 25 98 / info@atelier210.be / www.atelier210.be
Lundi 1er juillet 2013,
par
Dominique-hélène Lemaire
Himmelweg
Himmelweg ou le théâtre bafoué
Une pièce qui exprime la vérité en contrepoint, avec finesse et pudeur. Avec la mise-en-scène fascinante de Jasmina Douieb, des comédiens plus qu’accomplis, à la diction et la gestuelle parfaites, c’est une pièce qui « questionne aussi notre présent et notre rapport à ce que l’on voit, ce que l’on veut bien voir, et ce que, saturés d’images, on ne voit plus. »
Pièce historique : la seconde guerre mondiale, un délégué de la Croix Rouge va inspecter un camp de concentration.
Il est
les yeux du monde
Il sera aveuglé.
Il sera accueilli avec une courtoisie extrême par un commandant, élégant et lettré. Déjà le théâtre. On lui jouera une farce : un village modèle, des gens qui jouent la normalité, un kiosque, une jolie gare avec une horloge, des amoureux sur un banc, des enfants qui jouent à la toupie, au ballon, une petite fille qui baigne son bébé en celluloïd… « N’aie pas peur, Rebecca, dis bonjour au Monsieur ! » Il ne se doutera de rien ! Les rumeurs de monstruosités s’apaiseront dans son esprit face au bateau qu’on lui a monté. Malgré des indices visibles, et parce que sa main n’aura pas achevé un petit geste qui aurait pu tout changer. Et si son sens de l’analyse avait été plus aiguisé ? Et s’il avait été moins lâche ? Il conclura : « les conditions d’hébergement paraissent correctes, l’hygiène, les vêtements dont ils disposent sont convenables, la nourriture en suffisance. » Ses yeux ne verront rien derrière le gigantesque rideau de fumée et le bruit des trains.
Le théâtre ici est sauvagement dénaturé, son mécanisme est mort. Il n’est plus le lieu naturel de catharsis qui permet d’exprimer l’inexprimable, de nommer l’innommable, de provoquer une prise de conscience, d’approcher l’humain dans sa nature fondamentale. Le théâtre est bafoué.
Le commandant du camp est le maitre de jeu, seigneur de la manipulation, avec des tics de grandiloquence autoritaire, des envolées philosophiques écrasantes, de discours politiques pangermaniques. En homme cultivé, Il a amené 100 chefs d’œuvre de la culture européenne avec lui, pas un de plus. Son bureau est tapissé de 100 tiroirs remplis de dossiers macabres. Il n’acceptera que 100 figurants pour la mascarade qu’il donne afin d’abuser le monde : fixations de psychopathe. Il ose jouer sur la fibre poétique du mot « Himmelweg », alors qu’il s’agit pour tous les déportés, d’une descente aux enfers. Il joue les accommodants : « La guerre est un malentendu entre frères ! » Léger, il signale lui-même « on colporte des monstruosités », rien de mieux pour éteindre les doutes. « Ah vous voulez des renseignements ? Je n’ai rien contre ! » Ironiquement, il est attiré par l’accent du visiteur étranger, il veut entendre le mot « paix » prononcé dans une langue qui ne ment pas en continu. Arbeit macht frei !
Le vieux Godfried, le prisonnier juif qui doit collaborer et « traduire les idées de Berlin » à sa troupe de figurants demande pendant une tirade sur Aristote « Pourquoi des chaussures sans lacets ? » Le commandant rétorque « c’est de l’humour juif » ? Au gré des répétitions, les figurants récitent mécaniquement, cela sonne faux. Derrière les mots et les gestes, il n’y a rien - c’est leur seule chance de se faire comprendre. Le commandant se met en colère « Dans la vie, on ne parle pas comme cela ! » Godfried trouve des excuses pour tous les faux-pas des comédiens. Leur vie est en jeu ! Le commandant se fâche : « Trouvez des gestes qui vont avec ces paroles. Cherchez dans votre vie antérieure ! » Godfried plaide « Ils ne comprennent pas ce qu’ils font, ils ont besoin de savoir ce qui les attend. » Réponse énigmatique du commandant « La vie est faite d’incertitudes ! ». Le tutoiement et les tasses de café prennent la relève pour amadouer Godfied. Godfried osera. Il ajoutera à l’intention du visiteur, pour qu’il entrevoie l’immense mise en scène et la supercherie, une phrase incongrue « Nous sommes un navire qui doit rentrer au port, le capitaine doit prendre patience » …. Hélas, trop sibylline. « Sauve-toi, Rebecca » dira la petite fille ! Bruits de trains.
Vacarme des applaudissements,
larmes plein les yeux
.
Dominique-Hélène Lemaire
Lundi 21 février 2011,
par
Jean Campion
Pour garder les yeux ouverts
Délégué du Comité International de la Croix-Rouge, Maurice Rossel s’était rendu , en juin 1944, dans la ville-ghetto de Terezin et avait conclu sa visite par un rapport utile aux nazis. Frappé par son aveuglement, Juan Mayorga éprouva le désir de porter à la scène cette expérience. "L’expérience d’un homme qui, voulant aider la victime, finit par coopérer avec le bourreau." Tournant autour du sinistre maquillage d’un camp de concentration en cité paisible, "Himmelweg" est une pièce exigeante qui nous émeut et nous fait réfléchir. A la difficulté de voir la vérité, à la manipulation des faibles et aux relations ambiguës entre le théâtre et la vie.
"Oui, c’était ici, je le sens sous mes pieds : par ici passait le chemin du ciel. Ce chemin, je le refais toutes les nuits." L’inspecteur de la Croix-Rouge n’a pas vu que cet "himmelweg" ne conduisait pas à l’infirmerie, mais au four crématoire. Il a pourtant eu des doutes. Si les habitants de ce camp de "repeuplement juif" disposaient de logements corrects et d’une nourriture suffisante, ils avaient des allures d’automates et ne demandaient jamais d’aide. Leurs visages impénétrables ne l’ont pas empêché de se contenter des images fabriquées par un commandant accueillant. Il ne se sent pas ridicule, mais les regrets le rongent. Par des silences, une nervosité de moins en moins maîtrisée, un œil embué, Jean-Marc Delhausse dévoile progressivement le désarroi de cet homme ordinaire qui était "les yeux du monde".
Un film aux couleurs diffuses nous montre des enfants qui jouent à la toupie, des amoureux qui se disputent et une petite fille qui apprend la natation à sa poupée. Images quotidiennes, voilées par une gêne mystérieuse. Rejouées par des "acteurs" différents, ces séquences reflètent la monstrueuse mystification des nazis, champions de la propagande.
Citant régulièrement Spinoza, Calderon, Shakespeare, le commandant du camp se prend pour un homme cultivé et est fier de nous entraîner dans les coulisses du spectacle qu’il a imaginé. On voit comment il contraint Gottfried, le maire du ghetto, à participer à la mascarade. Pour sauver des vies, celui-ci accepte, la mort dans l’âme, de sélectionner les "comédiens" et de diriger les répétitions. Luc Van Grunderbeeck incarne ce vieil homme coincé dans un piège infernal et hanté par le bruit des trains, avec une résignation digne et poignante. Tour à tour retors, colérique, prétentieux, cynique, le commandant, campé par Michelangelo Marchese, est terrifiant.
Par sa mise en scène rigoureuse et subtile, Jasmina Douieb éclaire la progression en spirale de cette pièce dérangeante. Les lumières efficaces de Benoit Lavalard renforcent son intensité dramatique et le film de la réalité repeinte souligne le rôle trompeur de l’image. Pour Juan Mayorga, "le théâtre est l’artifice le mieux choisi pour dire le vrai." Pas question cependant de donner des leçons au spectateur. Simplement "une impulsion critique". "Himmelweg" nous incite à lutter contre la tentation d’acheter notre tranquillité, en fermant les yeux.
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