Une animatrice et ses trois invités entament un talkshow à l’américaine, « aujourd’hui, nous allons parler des héros ». L’animatrice s’adresse d’abord au docteur qui, entre autres choses, déclare : « la vieillesse est une maladie, nous cherchons un remède ». La seconde invitée est une brebis nommée Dolly qui se sait célèbre et déplore que d’aucuns la considèrent comme un monstre, une anomalie. Le dernier invité, Monsieur Cancer a conscience de rendre les gens tendus et révèle son talent particulier : « je prolifère ».
Après un petit numéro de claquettes, petite leçon de biologie où l’on apprend que les cellules HeLa sont immortelles parce qu’elle ne cessent de se régénérer. Le docteur George Gey découvre le processus de reproduction de ces cellules (des « vampires ») qui permettra, plus tard, de mettre au point des vaccins contre la poliomyélite ou le papillomavirus, ainsi que des avancées comme le clonage.
Flash-back, le 29 janvier 1951, dans la banlieue de Baltimore, Henrietta Lacks se rend à l’hôpital John-Hopkins, le seul qui accepte de soigner les pauvres et les Noirs. Elle a 30 ans et vient de mettre au monde son cinquième enfant. L’accouchement ne s’est pas bien passé, elle souffre de saignements et se découvre « une grosseur à l’intérieur ». Après examen, le diagnostique tombe comme un couperet : cancer de l’utérus. Quelques semaines plus tard, elle subit une opération pour lui ôter la tumeur avant de la soumettre à un traitement aux tubes de radium. Rien n’y fait, elle succombe aux métastases le 4 octobre 1951.
Henrietta Lacks est décédée sans savoir qu’un médecin a effectué des prélèvements de cellules sur sa tumeur, sans lui demander son consentement. Ces cellules se révèlent résistantes ce qui suscite le trouble chez le médecin qui les étudie avec frénésie mais néglige d’informer la patiente que ces cellules étranges ne peuvent que se propager.
Dans l’Amérique des années 50, où la ségrégation est légale, une Afro-américaine issue des quartiers pauvres de Baltimore, n’a pas accès aux mêmes soins et à la même attention que d’autres citoyens blancs. Pire cette femme, pourtant à l’origine d’une découverte qui a sauvé de nombreuses vies humaines, a été davantage invisibilisée lorsqu’on a associé le nom des cellules HeLa à celui d’Helen Lane ou Helen Larson. Il faudra attendre 1975 pour que les enfants de la défunte soient informés de l’origine des cellules alors que les chercheurs la connaissaient depuis longtemps.
En attendant, une industrie médicale issue de la découverte des cellules HeLa a largement prospéré sans que la famille d’Henrietta Lacks ne bénéficie de la moindre retombée financière ni même de la moindre reconnaissance. Depuis, cette histoire a fait l’objet de la publication d’articles scientifiques et de livres dont « The Immortal Life of Henrietta Lacks » signé par Rebecca Skloot, qui a, par ailleurs, créé la fondation Henrietta Lacks.
En octobre 2021, 70 ans après sa mort, le Directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a décerné une distinction à Henrietta Lacks à titre posthume, pour son parcours de vie, son héritage et sa contribution aux sciences médicales.
En montant cette pièce, la metteuse en scène polonaise, Anna Smolar, a voulu en quelque sorte rendre justice et donner sa place à une femme qui fut à l’origine d’une découverte majeure mais que l’histoire de l’humanité a choisi d’occulter. Si « Henrietta Lacks » relève plutôt du théâtre documentaire, elle fait la part belle au chant et à la danse, et même à un surprenant comédien ventriloque-chanteur, qui donne un côté positif et une vitalité communicative à cette histoire tragique et injuste.
Après avoir dirigé de nombreuses pièces en Pologne, Anna Smolar a souhaité présenter son travail, d’abord en France, puis chez nous, parce qu’elle pense que les codes du théâtre en Pologne, où les théâtres sont encore des lieux de débats publics, ne sont pas les mêmes que les nôtres. Rien d’étonnant dès lors, qu’elle ait inventé une origine polonaise à Henrietta Lacks pour glisser une scène d’un comité d’apparatchiks chargé de concevoir un hommage à la disparue. On y savoure l’ironie d’une phrase : « la Pologne a toujours été un pays ouvert et tolérant ».
Didier Béclard
Photo : Madga Hueckel