Debout. C’est debout que nous sommes invités, dans un premier temps, à assister à la représentation, comme à l’époque élisabéthaine. En plus d’un retour aux sources, c’est une manière d’impliquer le spectateur différemment et de bousculer ses habitudes. Une entrée en matière, en quelque sorte, car tous les autres éléments de la représentation théâtrale - le personnage, le dialogue et l’espace-temps traditionnels - vont être à leur tour chamboulés au profit d’une approche chorale. Pas de personnages, mais des corps et des voix qui se partagent les répliques. Pas de dialogues, mais des fragments de texte envoyés au public comme autant de questions, de messages, de signaux. Aucun espace-temps lié à l’action, mais seulement un espace scénique sur lequel évolue un chœur, tel un grand “corps collectif”. De temps en temps, un élément s’en détache et devient brièvement le “héros”, pour se refondre ensuite rapidement dans l’ensemble. Par ce choix de la choralité, c’est donc à un questionnement sur les fondements mêmes du théâtre que nous invite Frédéric Dussenne. Mais plus que d’un choix, il s’agit d’une évidence. Une évidence pour Dussenne et sa compagnie “L’acteur et l’écrit” de monter Shakespeare qui, déjà, remettait en question le concept de personnage : dans la bouche d’Hamlet, il nous fait remarquer qu’il est absurde que les gens puissent s’émouvoir sur le sort de quelqu’un qui n’a aucune existence, d’une figure purement fictive. Une évidence également d’aborder ce chef-d’œuvre par un processus de déconstruction.
Tout le spectacle peut se comprendre comme un “dépecage” d’Hamlet. Le personnage le plus célèbre du théâtre européen est coupé en petits morceaux, tel une icône que l’on brûlerait sur la place publique. La clé de cette lecture nous est livrée en plein milieu de la représentation lorsque les acteurs, figurant une troupe de comédiens, racontent le mythe d’Hippolyte (dont le nom signifie “celui qui a été dépecé par des chevaux”). Un beau clin d’œil !
Sur scène, la couleur blanche est omniprésente. Couleur de la mort, elle nous ramène au leitmotiv de la pièce, à la philosophie d’Hamlet : puisque rien n’a de sens dans la vie, autant mourir. Le choix des musiques est particulièrement judicieux. Tantôt sacrées, elles évoquent la mort, l’au-delà, le mystère ; tantôt contemporaines (même “technos”), elles entraînent les acteurs dans des mouvements énergiques voire cosmiques, conférant à l’ensemble du spectacle une très belle dynamique.
La dernière partie, qui correspond au cinquième acte et à la scène des fossoyeurs, extériorise en une sorte de danse funèbre ou encore de farce macabre toute la thématique de la pièce qui peut se résumer en un mot : le deuil. La mort des proches, le temps qui fuit pour ne plus revenir... Tout cela est symbolisé par les sacs de terreau déchirés et répandus sur le sol et sur les corps en délire.
Épinglons quelques prestations parmi d’autres. Julien Roy impressionne par son apparence fragile alliée à une parfaite maîtrise, notamment lorsqu’il “incarne” (!) le spectre du roi mort. Alexandre Tissot, ou le “regard qui tue”, oscille entre cruauté, sensualité et désespoir. Quant à Benoît van Dorslaer, il en impose par sa présence et son charisme.
Un seul petit bémol : pourquoi pousser la cruauté (au sens artaudien) jusqu’à une scène à la limite de la partouze perverse ? Le propos, assez clair, s’en serait passé et eût peut-être été mieux servi par une finale plus sobre... Mais le spectacle ne perd pas en cohérence pour autant. Le débat est donc ouvert : “too much or not too much ?”... Quoi qu’il en soit, Hamlet(s) est une réussite et inaugure avec brio la nouvelle salle du Rideau. De bon augure !
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