Spectacle porteur et enchanteur, voici une authentique tour des vents ! La parole est au souffle épique, le récit est souffle, le souffle est la vie… On se laisse inévitablement entraîner, à part sans doute quelques récalcitrants, pourfendeurs de sophismes. « Le porteur d’histoire » est une invitation chorale à réfléchir dans nos vies, à la part de rêve dont s’emparent tous nos récits. Et comme le texte le souligne, le récit, c’est la vie. Si vous choisissez la vie, vous choisissez le récit. Tout est fiction. Sur un ton plus grave, « Et en ce monde, celui qui détient l’information, celui qui détient les clés du récit, celui qui sait mieux que les autres raconter une histoire devient le maître. » Cela, on l’avait déjà lu dans 1984 de George Orwell. Et George Orwell, on y est.
Alexis Michalik, le jeune auteur français primé en 2014 pour les Molières du meilleur auteur francophone vivant et du meilleur metteur en scène de théâtre privé, s’explique : « J’ai choisi cinq acteurs : trois hommes et deux femmes ; cinq tabourets, un plateau nu et deux portants chargés de costumes. Les cinq acteurs incarnent un nombre illimité de personnages fictionnels ou historiques. Au fil du récit, ils deviennent moteurs et instruments narratifs. » Quarante-cinq changements de costumes, de personnages, de cadre historique, de pays, de point-de-vue, contribuent à bâtir une tour légendaire d’histoires bondissantes, où tout est relié. Elle se construit avec adresse sous les yeux émerveillés du spectateur. La pure fiction prend des airs de vérité car l’information est sans cesse croisée, vérifiée, historiée. Tout se tient comme dans une immense tapisserie, ou un vitrail, si vous n’aimez pas l’image de la tour. La damnation de Babel en moins, car même langues et accents s’entrecroisent sans le moindre heurt ! Comme dans le Candide de Voltaire on est cerné par le rythme haletant des récits .
Deux femmes, Alia Ben Mahmoud, et sa fille Jeanne vivent dans un village perdu dans le désert algérien et reçoivent la visite d’un homme qui recherche l’hospitalité. Charmé par la découverte de leur incroyable bibliothèque, comme l’aède de l’Iliade et l’Odyssée, le visiteur commence une histoire qui aiguise d’heure en heure, leur curiosité. Elles aussi rapportent comment elles se sont libérées de l’enfermement marital. Une quinzaine d’années auparavant, à l’occasion du décès de son père, le narrateur a découvert dans une tombe abandonnée parmi des livres ensevelis, des carnets écrits entre 1820 et 1830 par une certaine Adélaïde de Saxe de Bourville…. Le jeu de piste est enclenché pour découvrir à travers l’écriture vertigineuse … des trésors d’imagination. S’offre alors aux spectateurs, médusés à leur tour, une cascade de perles de chorégraphie littéraire tant mimée que parlée.
La mise en scène impeccable par l’auteur lui-même, transporte l’esprit entre ce village algérien de 2001, un coin perdu des Ardennes françaises, le rêve canadien, chez le pape à Avignon en 1348, à Paris, aux côtés d’Alexandre Dumas ou d’Eugène Delacroix, voire de Marie-Antoinette, et auprès de ceux de ceux qui firent de l’Algérie une colonie française récitant « nos ancêtres les Gaulois » pendant plus de 130 ans… C’est tout un symbole de vie, cette quête du Graal, ce mystérieux calice d’un arbre qui plonge ses racines dans un monde matriarcal aujourd’hui disparu, celui des mystérieuses Lysistrates. Le récit, serait-il l’antidote de la guerre ? Choisit-on la coupe ou le sabre ? The word or the sword ? On rêve. Autre question, l’histoire, n’est-elle pas toujours contée par les vainqueurs ? Le récit fait mouche, le coche est emballé, l’équipage, dont nous sommes, est en cavale imaginaire, quel que soit le bout par lequel on prenne l’histoire.
Ce tour de force narratif repose sur les épaules de 5 comédiens belges hors pair qui font jaillir l’étincelle du récit avec une adresse de souffleurs de verre. Le tourbillon romanesque qui raconte les filles d’Adélaïde, est incarné par une sublime Shérine Seyad , un rêve de femme, et la très délicate Julia Le Faou. Il est exhaussé par la verve de Nicolas Buysse le brillant lecteur des sources et professeur d’Histoire canadien, secondé par deux compères tout aussi créatifs et crédibles dans leurs rôles, l’un en anti héros contemporain, interprété avec réalisme incisif par Baptiste Blampain et l’autre, indispensable cinquième larron de la feria, Allan Bertin, dans une valse de rôles jubilatoires, dont la flamboyance d’un Alexandre Dumas grandiose. La cohésion des comédiens, la finesse de jeu font plaisir à voir, et mettent en évidence le lien qui unit tous les humains. Ces artistes, tour à tour, se prêtent au jeu, ravissent l’imaginaire, exaltent le pouvoir addictif de l’histoire et construisent cette tour des vents chorale dont la beauté apparaît à chaque détour, gavée de verbe et d’éblouissantes pantomimes.