Il y a cet accent insolite sur le ù grâce auquel j’ai pu retenir ton nom.
Oui, ce nom qui signifie « colline sur petite péninsule » est le lieu où se trouve la ferme de mes aïeux en Norvège. À l’époque on marquait le u d’un accent pour indiquer qu’il fallait le prononcer, et au fil du temps, cet accent disparut des actes de naissance. Alors, j’ai voulu le reprendre comme nom d’artiste et puis j’ai pu le transmettre à mes deux filles… comme un clin d’œil à ma grand mère qui continue à écrire Haùgness avec un accent grave.
À propos de sujet grave cette fois, en octobre dernier tu as joué pendant 3 semaines SI C’EST UN HOMME de Primo Levi [1] au Poche et déjà tu le reprends pour 3 autres semaines début février…“
C’est une fausse reprise puisque c’était programmé comme cela au départ, et je trouve que c’est une bonne idée. D’une part, les reprises sont souvent bénéfiques : on découvre de nouvelles choses et d’autre part, cela permet un bon bouche-à-oreille à courte échéance. La preuve, c’est qu’il y avait déjà des réservations fin novembre et que plusieurs jours affichent complet.
J’ai appris que tu mettais cette pause à profit pour faire un voyage Auschwitz. As-tu idée de ce que cela pourrait changer en toi pour la 2ème session du spectacle ?
Je ne sais pas trop ce que je vais y trouver. J’avais été contacté pour faire ce projet fin juin 2006. Entre temps, j’ai beaucoup lu, vu des interviews et des fictions et la charge émotionnelle est déjà là. C’est bouleversant tel quel. Au fur et à mesure de mes lectures et de mes découvertes, j’ai eu envie d’y mettre les pieds physiquement. Le metteur en scène Michel Bernard qui avait fait le voyage m’a fait comprendre que d’y être, c’est tout autre chose. Et puis, à l’occasion du spectacle, j’ai rencontré Paul Sobol, rescapé d’Auschwitz 1 qui, d’une certaine manière, a participé au spectacle. Il nous a servi de guide vivant, ce qui est déjà tout autre chose que le fait de lire ou de voir des interviews filmées. Cela rend la chose très concrète. Il a accepté d’être filmé lisant un extrait du récit de Primo Levi et cette intervention est projetée au cours du spectacle. L’idée du metteur en scène est de présenter un témoin ayant survécu aux atrocités d’Auschwitz, lequel, d’un regard qui en dit long, me passe un témoin – jolie métaphore –, comme le font les sportifs :“ J’ai vécu ça, je dis les mots d’un autre qui a vécu la même histoire que moi et maintenant je te donne mon histoire, prends-la et passe-la à ton tour. C’est à toi de la transmettre ...”. Le jour du tournage est un des moments les plus bouleversants de ma vie. Le fait de l’avoir entendu m’a donné l’envie de mettre des images à moi dessus, parce que pour préparer le jeu, pour que mes mots sonnent juste, je m’efforce avant chaque spectacle de me faire un petit film : je me mets à la place de… bien que sur scène je n’incarne ni Primo Levi ni quelqu’un qui a vécu les camps. Ce n’est pas l’idée. D’abord c’est impossible et pas aussi intéressant aujourd’hui en 2007. Je ne pèse pas 35 kg et je ne me rase pas les cheveux.
C’est justement ça que j’aime bien dans cette pièce que j’ai lue (pas encore vue), c’est cette retenue de Primo Levi. C’est disséqué, on voit que c’est écrit par un scientifique et c’est cette pudeur qu’il met pour écrire des choses affreuses qui me touche…
Dès le début de sa démarche vers l’écriture de son témoignage (il écrivait déjà au camp, même s’il devait détruire ses écrits immédiatement de peur d’être mis à mort pour cet acte de résistance), on sent une nécessité, une volonté de se dépasser et de porter très loin quelque chose pour le futur. Il a senti le besoin de rendre quelque chose d’universel qui pourrait être lu par tous. En effet, si on avait fait sur scène quelque chose de purement incarné, je pense qu’assez vite les oreilles et les yeux se seraient bouchés, parce qu’on n’est pas forcément prêt à recevoir cela ; par conséquent on ne laisserait pas de place aux vraies questions que pose Primo Levi, aux avertissements qu’il donne : “ Je voudrais fournir une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine ”.
Tu es comédien et aussi metteur en scène toi-même. Qu’est-ce que chaque aspect du travail apporte à l’autre ?
Ma technique de comédien, ce que j’ai pu apprendre, les trucs et les astuces pour rendre un personnage, un récit, n’étaient d’aucune utilité dans ce spectacle-ci. J’avoue que jusqu’alors je ne me débrouillais pas mal pour mettre en boîte assez vite un personnage ou une situation. Mais ici Michel Bernard m’a dit : “ NON, tout ça c’est très bien, mais ça ne nous sert à rien. Ce dont on a besoin sur scène c’est d’un être humain, c’est de ton humanité dont j’ai besoin, donc tu dois être chargé .” Ainsi j’ai dû aller dans un style de jeu que je n’avais pas beaucoup abordé jusqu’alors parce que je n’en ai jamais eu vraiment besoin. J’ai toujours trouvé des alternatives pour faire croire à mes émotions sans forcément les ressentir. Ici, il était nécessaire d’être chargé de ces mots et de ces images pour après les mettre derrière soi. On doit sentir qu’ils sont présents… mais derrière… Un peu comme Primo Levi l’a fait. Il a voulu enfouir tout son ressenti, le mettre dans un coin pour aller vers le papier et transmettre l’essentiel. Et inévitablement, au détour d’une page ou l’autre, on lit que son cœur saigne encore et ô combien, même si ce chimiste a tenté de fournir un récit dépassionné.
Pour en revenir plus précisément à ta question, j’ai fait une bonne dizaine d’assistanats à la mise en scène avant de faire moi-même une mise en scène parce que ce sont deux choses différentes. En tant qu’assistant, je suis un spectateur étudiant privilégié. On a ce statut un peu magique où l’on est à la fois ni le décideur de ce qui doit se faire sur scène et ni acteur. C’est fascinant. Parfois le metteur en scène demande à un acteur de faire des choses, et quand on est assis à ses côtés, la façon de les réaliser semble toute simple. Et en voyant la difficulté que l’acteur éprouve pour y parvenir, on reconnaît certaines difficultés qu’on a pu avoir nous-mêmes. Quelque part ça t’aide à mieux comprendre les metteurs en scène et à mieux comprendre aussi les acteurs parce que c’est comme si tu t’observais toi-même, mais de l’extérieur.
Je n’ai pas fait beaucoup de mise en scène jusqu’ici, mais la plus importante était THE WILD PARTY [2] une expérience jazz-théâtre qui s’est faite un peu par magie. Grand amateur de jazz, je papotais avec mon ami Benoît Verhaert et je lui disais que ce serait chouette de faire un spectacle réunissant les deux. “ C’est une idée qui me trotte aussi en tête, j’ai justement lu un bouquin qui … mais lis-le plutôt ” me dit-il. J’ai dit “ OK, on le fait !” Et on l’a fait avec Benoît comme seul comédien entouré d’un quartet de jazz. J’ai remanié le texte, donc il y a eu un travail d’adaptation et puis au niveau des répets, on a eu fort peu de temps, mais ce n’était pas grave… parce que les jazzmen sont habitués à travailler vite et à improviser et Benoît est aussi de cet acabit : c’est un acteur très jazzman …. Et donc, à l’arrivée, le spectacle s’est révélé être meilleur que celui dont j’avais rêvé. Ça c’est très très gai. Et aussi au niveau du plaisir, j’ai le souvenir d’une représentation au Poche qui fut épouvantable. Il faut savoir que sur base d’un canevas bien établi, le spectacle était en grande partie improvisé. (C’est un spectacle mingussien : beaucoup de liberté dans une structure forte). Ce qui le rendait vivant, c’était précisément cet aléatoire. Or, ce soir-là, il ne se passait rien. Je me suis dit qu’il avait fait sa vie, qu’on l’avait assez joué et qu’il fallait arrêter… mais bon, on devait jouer encore le lendemain. Et là, magie ! une grâce indescriptible s’opère… Ce fut, à mon sens, la meilleure représentation de ce spectacle qui a encore bien vécu par la suite. Comme quoi … Et le plaisir que j’en ai tiré était de loin supérieur à celui du jeu. En tout cas différent, parce que je suis à la fois participant et spectateur privilégié. C’est une expérience que je souhaite renouveler, et je planche sur de nouveaux projets jazz-théâtre, avec toutefois un lien moins évident entre les deux.
Justement que nous réserves-tu pour ces prochains mois ?
Après SI C’EST UN HOMME, j’ai accepté un rôle dans CANDIDE que Jean-Claude Idée va mettre en scène au Parc [3] et puis je vais faire mon 1er Villers-la-Ville, à savoir DRACULA de Bram Stoker, mis en scène par Bruno Bulté [4]. Villers est une expérience qui m’a souvent tenté, mais c’est la 1ère fois qu’on me la propose. Pour ces 3 spectacles, je suis interprète, mais c’est pas mes bébés ; je vais raconter les histoires qu’on me demande avec évidemment un investissement - parce qu’on n’est jamais défait de toute responsabilité, même si on est simple interprète. C’est de la foutaise de croire le contraire : un acteur qui ne ferait que ce qu’on lui demande, ce n’est pas bien. C’est nous qui sommes sur le plateau et nous sommes autant responsables que le metteur en scène, le producteur, le théâtre ou l’auteur. Cette responsabilité-là, on doit la prendre.
Voilà, je voudrais ajouter - parce que pour moi c’est important - que depuis quelque temps, cela fait un an ou deux, j’ai un réel problème de sens par rapport au théâtre.
Que veux-tu dire par problème de sens par rapport au théâtre ?
Évidemment, porter à la scène un spectacle comme SI C’EST UN HOMME résout immédiatement mon problème de sens ! Mais périodiquement, il arrive un moment où, à l’issue d’un spectacle, sans cracher sur la qualité du travail qui a été fait, je me dis que même si c’est très gai à faire, même si les gens sont heureux dans la salle et sur le plateau, c’est comme si – quelque part - j’avais perdu mon temps… Et du coup je rêve de devenir pompier, ambulancier ou inspecteur à la P.J..
Suite à mon histoire, à ce que j’ai pu vivre, je me suis souvent senti dans le besoin d’apporter quelque chose au monde, de donner un sens au théâtre. J’ai besoin de me sentir utile, très concrètement. Là-dessus, je me dis : “ Si tu as des choses à raconter, que tu voudrais transmettre, n’attends pas. Fais-le toi-même !” C’est la raison pour laquelle je planche sur des spectacles que j’aimerais soit mettre en scène, soit jouer, soit les deux à la fois, même si ça c’est difficile. Des spectacles où j’évoquerais des sujets qui me tiennent à cœur, comme par exemple la justice réparatrice.
Justice réparatrice ?
Ce n’est plus vraiment un secret, je bosse sur une adaptation "libre mais respectueuse" d’une pièce de mon auteur favori : l’Hamlet de Shakespeare. J’ai terminé une première version de l’adaptation en mai dernier, mais il faut que je retourne à la table. Ce sera à nouveau du jazz-théâtre et le thème principal sera la justice réparatrice : une forme de justice assez récente qui replace l’humain dans le cadre de la justice classique. Une justice réparatrice dont j’ai pu bénéficier moi-même. Pour faire bref, en 1994, mon papa s’est fait assassiner, j’avais 20 ans. Dix ans plus tard, lors d’une médiation orchestrée par l’association MEDIANTE [5] , j’ai pu rencontrer le type qui l’a tué. Nous avons parlé, d’humain à humain, et de cet échange de parole, nous sommes sortis grandis, l’un comme l’autre. Alors je pense que mes problèmes de sens pourraient se résoudre par la mise sur pied de “mon” Hamlet. Je le crois, aujourd’hui plus que jamais, on a une responsabilité en tant qu’interprète, acteur, artiste : il faut que notre art ait un sens . Et puis c’est tellement plus gai comme ça. Moi, je m’ennuie si je n’ai pas quelque chose à apporter à moi-même et au monde, malgré le plaisir que j’éprouve à jouer. Et j’ai un besoin très concret de sens par rapport à l’histoire de mon papa et de ce que m’a apporté la justice réparatrice, du bien que cela m’a fait, à moi, victime - une étiquette que j’ai longtemps refusé de porter et dont je me suis affranchi maintenant. C’est quelque chose que j’ai envie de partager. Parce que faire des choses pour les autres, pour la communauté, c’est avant tout faire des choses pour soi-même. Je crois que les actes généreux purs sont extrêmement rares. La générosité, on est les premiers à en profiter. C’est comme le pardon – c’est une chose sur laquelle j’ai pu mettre des mots par la suite – j’ai découvert que même le pardon était un acte “égoïste”. Le premier à profiter du pardon est le pardonnant. Moi j’avais besoin de pardonner, mais pour pardonner il faut d’abord entendre, il faut parler et il faut pouvoir accepter. Pardonner ne veut pas dire oublier. Tant que je n’avais pas eu cette conversation intime avec le meurtrier de mon père ( cela n’avait rien à voir avec ce qu’il avait pu dire au procès pour sa défense et sur base de quoi il fut jugé !), je me sentais aussi emprisonné que lui dans sa prison. C’est d’ailleurs une chose récurrente que j’ai entendue maintes fois de la part d’autres victimes [6].
En somme, pour toi, comme pour Primo Levi, pour se libérer de l’indicible horreur et de la souffrance qui en a résulté, la libération vient avec le désir de transmettre quelque chose de positif ?
Oui, c’est une façon de donner un sens à notre histoire. Primo Levi disait qu’Auschwitz avait été une université pour lui. Il disait qu’il avait parfois du mal à se faire bien comprendre et qu’on lui en a voulu pour cela. Évidemment qu’il a souffert, qu’il s’y est passé des choses horribles et qu’il s’est trouvé des gens crapuleux pour les commettre, mais au delà de cela, il disait qu’Auschwitz l’avait grandi.
La mort de mon père et tout ce qui en a suivi a été horrible : je n’ai plus de papa, je suis très triste, et il me manque tous les jours, mais moi aussi, au delà de cette épreuve, j’en suis ressorti grandi. Peut-être parce qu’on a su transformer l’horreur en quelque chose de constructif et de porteur et j’aimerais beaucoup encourager les gens à faire de même. J’ai envie de dire “ Si vous avez tendance à vous asseoir sur votre malheur, faites-en quelque chose, parce que vous vous sentirez mieux !”
Pour en revenir à Primo Levi et SI C’EST UN HOMME, la question n’est pas qu’est-ce qu’un Allemand a pu faire à un Juif, mais bien qu’est-ce qu’un homme a pu faire à un autre homme . Ainsi Primo Levi replace l’humain au centre de l’histoire. Du coup chacun peut plus facilement s’identifier et se dire : tout cela aurait pu m’arriver à moi aussi, moi qui ne suis pas juif, moi qui ne suis pas allemand.
Merci Frederik, tu m’as émue et je souhaite de tout cœur qu’il en soit de même pour nos lecteurs.
Interview 21/1/2007 : Nadine Pochez
Photos Presse : Théâtre de Poche