« Vivement que l’on puisse se voir en chair et en os. » combien de fois avons-nous prononcé cette phrase à des proches depuis le premier confinement ? Le rapport aux autres, le manque de contact physique, la solitude constituent le fil rouge de « Flesh », la dernière création de théâtre non-verbal, donc très visuel, de Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola et leur compagnie Still Life (nature morte).
Quatre histoires, quatre lieux identifiables au premier coup d’œil, quatre situations et leurs protagonistes surgissent comme sortis d’une boîte à surprise qui s’ouvre et se ferme sur différents univers. Les quatre séquences - « And Yet », « Kathy and John », « Love Room » et « Embrace » - ne sont pas reliées entre elles, si ce n’est par cette distance à abolir et la quête de l’étreinte.
Dans le sas d’un hôpital, un homme s’équipe de pied en cap, sous les instructions inflexibles d’une infirmière, d’un véritable arsenal de protection : le masque, les lunettes, la salopette fixée aux poignets par du ruban adhésif et des litres de gel sur les mains puis sur les gants de latex. L’homme vient rendre visite à son père mourant dont il partagera les derniers instants.
Dans un intérieur chaleureux, quoique un rien excentrique, s’entend une musique douce. Un couple, elle un rien botoxée, lui le visage emballé dans la gaze, s’apprête à sabler le champagne et déguster une assiette d’huîtres. Il lui offre un cadeau : une paire de ciseaux avec lesquelles elle va pouvoir le libérer de ses pansements et découvrir son nouveau visage.
Dans le vestiaire du Wondergames qui promet de vivre « la meilleure expérience immersive de votre vie », une femme s’est fiché un casque de réalité virtuelle sous l’œil blasé de l’employé qui attend juste que cela se termine. Dora a opté pour l’aventure « Titanic », a choisi le personnage de Rose et s’apprête à traverser les cinq niveaux depuis les docks jusqu’à une planche qui dérive sur les eaux d’un océan glacé.
La dernière scène réunit deux sœurs, dont l’une est enceinte, et leurs deux frères (et les quatre comédiens : Sophie Linsmaux, Aurelio Mergola, Muriel Legrand et Jonas Wertz) dans la salle d’un bistrot de quartier. La photo encadrée d’une femme aux cheveux blancs, un bouquet de fleurs ceint d’un ruban orné d’un sobre « Maman » sent la veillée funèbre. L’ambiance plutôt tendue, la fratrie s’est réunie pour se partager les cendres de la défunte.
« Flesh » est né peu après l’annulation du Festival d’Avignon en 2020 où la compagnie devait présenter « No One » sa précédente création saluée comme meilleure Mise en scène par le jury des Prix Maeterlinck de la Critique 2020 (« Flesh » est au programme d’Avignon en 2022). Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola se sont alors lancés dans l’écriture de courtes scènes inspirées par l’expérience du confinement. De ce tas d’histoires, de personnages et de lieux s’est dégagée une constante : la solitude.
Ce travail d’écriture, cornaqué par le coscénariste Thomas van Zuylen, s’est également enrichi d’œuvres des sculpteurs hyperréalistes australiens Ron Mueck (« Vanitas ») et Sam Jinks (« Pieta ») et américain Marc Sijan (« Embrace »). L’hyperréalisme a, en effet, le don de susciter émotions et sentiments à partir de matières inertes et artificielles.
L’absence de texte permet au public de se concentrer sur la scénographie, le décor, la lumière, le son, l’espace, les accessoires et les corps qui participent à raconter l’histoire. Sans les mots, Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola montrent un monde où tout va formidablement mal, où l’émotion côtoie le morbide, sans jamais y sombrer parce que « rire surgit comme un rebondissement du désespoir ». A découvrir.
Didier Béclard
Photo : © Hubert Amiel