Au commencement, était l’aveuglement. De puissants spots (des « blinders » qui portent bien leur nom) éblouissent le public laissant vaguement deviner ce qui se trame sur le plateau, sur fond du bruit de vagues qui viennent mourir sur la plage. Au bord de la mer, une femme et un enfant de huit ans contemplent un coucher de soleil, gratuit, tandis qu’un homme, à l’écart, les observe.
Dans un espace fermé, un animal s’adresse à d’autres animaux. L’auteure, elle-même, explique où elle veut en venir : la fiction est un catalyseur qui accélère la transformation des molécules. La façon dont nous vivons nos vie, notre capacité à agir, est teintée par notre rapport à la fiction. Ici, comme dans la vraie vie, tout le monde existe, pas de premier rôle, tous les personnages ont la même valeur, même ceux dont on n’entend que la voix, même ceux dont on ne voit que la silhouette,
Sept personnages, et quelques invités, s’approprient l’espace décoré de rochers en carton pâte, d’une douzaine de sièges rouges de salle d’attente et d’un parcmètre. L’employée des pompes funèbres, un peu maladroite, mais qui réussit brillamment son évaluation et se préoccupe du bien-être des morts. Un professeur mis à pied pour avoir entretenu ses élèves de l’existence d’un organe qui n’a pas encore été cautionnée par les scientifiques. Une auteure de théâtre en deuil à laquelle s’impose que l’idée de cohérence « s’applique plus à l’architecture d’intérieur qu’à la vie elle-même ». Un infirmier qui occupe le sol d’un hôpital et insulte sa hiérarchie. Une jeune femme un rien éthérée qui cultive des plantes dans ses bottes en caoutchouc. Carla del Ponte, la juge italienne anti mafia, grande figure de la Cour Pénale Internationale qui jette l’éponge après le constat de son impuissance dans la commission d’enquête sur la Syrie. Et une comédienne omniprésente et intarissable (Sophie Sénécaut brillante à plus d’un titre) qui n’entend pas attendre le moment de son entrée en scène pour s’exprimer parce que « ce ne sont pas les personnages qui arrivent les premiers qui sont les plus importants ».
Les récits se côtoient, se croisent, se percutent pour composer une fiction chorale (refrain compris) dont les lignes parallèles ne se rejoignent pas vraiment. Les choses ne sont pas claires et carrées, il n’y a pas de cohérence, l’interdépendance des récits est globale. Florence Minder applique la technique du montage propre au cinéma au domaine du théâtre. Ça part dans tous les sens, cela paraît confus, désarçonnant par moment, et l’ensemble fait sens.
De cet embrouillamini dense, interpellant, émouvant et même drôle, de vécus et de récits mêlant trois langues, français, espagnol et néerlandais (avec de l’italien en bonus), et différents langages dont la danse (avec une belle prestation d’Ivan Fatjo tout aussi à l’aise comme comédien), émergent les failles. « Faire quelque chose (c’est le faire, non ?) » questionne notre capacité d’action pour y faire face. Pouvons-nous changer les choses seul, la volonté est-elle suffisante pour agir ? Cette capacité est-elle liée à notre personnalité ou est-elle influencée par notre vécu, par ce que nous avons vu, entendu ?