Prisonnier de son grabat, à cause du rat qui lui a rongé un pied, Pepe sollicite régulièrement l’aide de Tano. Celui-ci l’enveloppe d’une couverture, essuie ses lèvres ensanglantées, le soutient devant le w.-c, en respectant un rituel bien établi. Et Pepe, qui paraît despotique, reconnaît que son compagnon agit "avec amour, plaisir ou méthode". Contrairement aux autres qui le traitent comme un chien. Ces clochards vivent dans des bulles différentes, mais leurs manies, leurs jeux, leurs souvenirs, leur besoin de communiquer les rend solidaires. Dans cette cour, dernier bastion de liberté et d’humanité, il leur est encore permis de tout réinventer par le pouvoir de la parole. La situation du troisième S.D.F., qui fait irruption dans cet amoncellement de déchets, est plus précaire : jeté comme un kleenex, après vingt ans de bons et loyaux services, Untel ne sait plus que faire... pitié. Il est prêt à subir toutes les humiliations, pour ne pas mourir de faim. Il va même jusqu’à ramper comme un ver, au risque de se faire écraser.
Par ses dialogues incisifs, parfois poétiques, et son sens de l’absurde, l’auteur évite tout misérabilisme. Il ne veut pas nous faire pleurer sur les exclus mais nous sensibiliser à la déshumanisation d’une société interdite aux faibles. Ainsi les seules portes qui s’ouvrent devant le mendiant sont celles des gens qui n’ont plus rien à donner. Si Tano est allergique à l’eau pétillante, c’est qu’elle facilite la digestion. Or, il en a marre de tout digérer. Il veut pouvoir vomir. Puisque les bouches n’arrivent plus à se nourrir, il est normal que les dentiers s’accumulent dans les poubelles.
En enchevêtrant mannnequins décapités, plastiques chiffonnés et cartons éventrés sur plusieurs étages, la scénographe Céline Rappez donne à ce dépotoir des allures de tanière. En haut, la cage où Tano fait l’amour avec des photos de femmes nues, en bas le coin où Pepe secoue rageusement sa radio-cassette déglinguée. Ils sont largués dans un lieu désolant, mais ils ont envie d’y vivre. En revanche, Untel y fait deux incursions puis rejoint, sous terre, sa femme qui ne mange plus...
Steve Driesen se glisse dans les hardes de Pepe avec un naturel remarquable. Bougonnant, irascible, prétentieux, il domine Tano, mais il l’apprécie et le respecte. Celui-ci, grâce au jeu très maîtrisé de Nicolas Ossowski, apparaît comme un personnage lunaire, influençable, agaçant par sa méticulosité et désarmant par son bon sens infantile. Derrière ses lunettes mal rafistolées, il vit dans son monde, mais demeure disponible. Relégués dans ce no man’s land, ces bannis, en associant leur solitude, restent des hommes, alors qu’Untel, incarné efficacement par Youssef Khattabi, s’accroche à la société et n’y arrive plus. En proposant des situations paradoxales, des répliques étranges ou cocasses, des comportements ambigus, Spiro Scimone ne nous impose pas une vision claire des rapports humains, mais il ébranle certaines certitudes.