Elle presse le pas, « tous les soirs, c’est la même chose ». Elle dépose son sac et se coiffe d’un foulard. Elle s’assied sur une des souches qui composent le décor. Son cabas sur les genoux, elle attend le bus pour rentrer. Mais Iraz est analphabète et ne sait pas lire l’heure, ni le numéro des bus. « Le propre de l’ignorant est la honte, lui disait son père. Celui du cultivé, c’est la critique. Si on perd la honte, il ne vous reste plus rien. » Dans son village tout le monde est illettré.
Elle aura bien voulu faire des études, devenir avocate, mais son père a refusé, soudoyant même le professeur qui lui été envoyé pour qu’il passe son chemin. Analphabète, certes, mais pas dupe. Son mec lui a appris à distinguer les billets de banque en fonction de la couleur de l’image d’Atatürk. Son mari qui se fâche quand on ne comprend pas et qui lui dicte les moindres faits et gestes, jusqu’à lui donner des instructions pour voter.
Chacun de ses enfants qui ont appris à lire et écrire a tenté de lui apprendre mais aujourd’hui, ils la méprisent. Alors, Iraz se débrouille. Le chiffre trois ressemble à un soutien-gorge et le numéro de son bus ressemble à un poteau et un canard. Mais cela ne marche à chaque fois surtout lorsque que la circulation routière est chahutée. Son bus ne s’arrête pas.
Seule en scène, la comédienne et musicienne Sibel Dinçer incarne tour à tour quatre femmes piégées par la domination masculine. Elle donne corps à ces tranches de vie tirées de « Histoires de femmes » (Kadin Hikayeleri), un recueil de monologues, inspirés de faits réels, signé Deniz Kaptan, auteur, metteur en scène et professeur de théâtre turc. C’est Sibel Dinçer, elle-même, qui a traduit et qui joue ces textes en français.
Changement de personnage. Elle est une femme manifestement active sur le plan professionnel, genre working girl. Lorsqu’elle s’endort auprès de son mari, elle imagine le duel entre celui-ci et ce « garçon aux yeux de miel ». Son mari pue le savon et elle n’aime pas quand il l’embrasse. Elle envisage bien de lâcher son boulot, ses amis et son mari pour ce garçon mais le rêve s’évanouit et elle rentre chez elle.
Vêtue d’un jean et d’un chandail couleur corail, elle dans les cheveux défaits sur un musique orientale. « Les chiens ne se lassent pas des souvenirs, disait sa mère, mais les hommes s’en lassent. » Elle a bien été amoureuse mais il est parti après l’avoir « aimée et gaspillée ». Depuis aucun des prétendants n’est revenu et son père l’a mariée de force. « Première nuit, premiers coups, raconte-t-elle. Il est monté sur moi, à volonté, il m’a frappée, à volonté. Je n’ai pas pleuré, je n’ai pas enfanté, ni parlé. » Elle saisit le couteau de boucher qui pend dans la cuisine et met fin à son calvaire.
Une autre jeune femme, d’apparence sportive rentre chez elle, seule, soupire à la lecture d’une lettre. Son téléphone sonne, elle décroche à la deuxième tentative et explique, les yeux mouillés, à son chéri qu’elle n’a pas encore les résultats d’un examen médical grave. La machine est tombée en panne nécessitant l’intervention de deux techniciens. Elle est furieuse parce que plutôt que de poser des questions sur l’épreuve de santé qu’elle traverse, son mari, « animal curieux, cerveau pervers » s’obstine à lui demander si elle était nue à l’arrivée des techniciens. « Je pleure les années perdues avec toi. »
« État Père-Terre Mère » plonge dans le quotidien de ces femmes asservies en Turquie, aujourd’hui. Mais la pièce, mise en scène par Eric De Staercke, a une portée beaucoup plus large parce qu’elle interpelle sur le vécu de femmes prisonnières d’une vie, imprégnée de violences domestiques, qu’elle n’ont pas choisie. Dans un décor sonore composé de musiques et chants turcs, Sibel Dinçer donne vie à ces quatre personnages, passant de l’un à l’autre au gré de changements vestimentaires contrastés qui donnent à chaque fois un ton différent. Dans un jeu subtil mais sans la moindre hésitation, elle campe avec force ces femmes qui résistent avec dignité aux contraintes qui leur sont imposées.
Didier Béclard
« État Père-Terre Mère » de et avec Sibel Dinçer, d’après « Histoires de Femmes » de Deniz Kaptan, jusqu’au 25 novembre, au Riches-Claires à Bruxelles, 02/548.25.80, www.lesrichesclaires.be.
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