Assise sur un banc, une Italienne, blonde, un peu fantasque, raconte en italien (surtitré en français, à l’exception de quelques digressions emportées et peu amènes) Pier Paolo Pasolini. Dès leur première rencontre, elle en est tombée amoureuse et l’est restée toute sa vie. Même si rien n’a jamais été possible entre eux si ce n’est travailler ensemble.
Quittant le Frioul et le dur monde paysan, le poète, écrivain, journaliste, scénariste et réalisateur a pris Rome comme une claque dans la figure. Pauvre, il vivait avec sa mère dans les borgate (faubourgs) des quartiers dits « informels » construits par les habitants en manque de logements. Il y découvre le monde de la périphérie peuplée de chômeurs de trafiquants, de drogués d’ivrognes, de prostituées et sa culture de sous-prolétariat.
Celle-ci a complètement disparu, écrasée par le développement de la société de consommation et la marchandisation de la vie dans les « Trente Glorieuses » de l’après guerre. Il vit ce « cataclysme anthropologique » dans son corps, dans sa chair, estimant que « cinq ans de bien-être ont plus détruit que vingt ans de fascisme ». Dans deux de ses ouvrages, Pasolini constate que « des années 1960 aux années 1970 (en une nuit au regard de l’histoire), la société italienne a changé de façon définitive ».
Prenant le relais, un homme qui s’abrite sous un parapluie qui l’éclaire, explique le principe des notes et le concept de la pièce. En 1968, Pasolini tourne en Afrique le film « Carnet de notes pour une Orestie africaine ». Sorte de note d’intention filmée, il y explique ses choix, montre les lieux de repérage, les castings possibles. Bref, il propose un croquis, dessin rapide sans détail pour dégager l’essentiel du sujet, du film qu’il prépare.
Dans cet exercice, il utilise une forme nouvelle : les « appunti » ou « notes pour » où coexistent documentaire et fiction. Et c’est ce procédé que les quatre auteurs, comédiennes et comédiens (Ferdinand Despy, Simon Hardouin, Justine Lequette et Eva Zingaro-Meyer) ont choisi de transposer au théâtre sous la forme d’un spectacle réel contenant un spectacle imaginé, décrit au public dans ce qu’il pourrait être.
« En une nuit – Notes pour spectacle » s’inspire de la dernière phrase du film « Le Décaméron » (1971) de Pasolini : « Pourquoi réaliser une œuvre quand il est aussi beau de simplement l’imaginer ? ». Il détaille le projet de création, par un collectif de quatre artistes, d’une pièce qui part de la nuit du 2 novembre 1975, la nuit décisive de l’assassinat du poète sur un terrain vague d’Ostie, « la banlieue de la banlieue », et la disparition du monde qu’il aimait.
Sur scène, se succèdent différentes étapes de la création d’un spectacle nocturne qui durerait douze heures. Le point de départ, un cadavre sur le sol d’un terrain vague. Les réflexions sur les différentes manières de présenter une histoire – tragédie, enquête policière, processus politique – qui véhiculent, chacune, un sens différent. Les ajouts qui pourraient affiner le trait comme la description crue de l’état du corps meurtri, afin de ne pas donner une image trop romantique de l’événement, ou la tentative de reconstitution de la dernière interview de Pasolini, la veille de sa mort, qui souligne nombre de contradictions de son « combat en solitaire contre beaucoup de choses ».
Tant le collectif sur scène que les personnages qu’il interprète sont très au fait de l’univers et de l’œuvre de l’auteur italien. La pièce est émaillée de nombreuses paroles, prises de position, références (comme par exemple, la parade du cinéma pasolinien), sans faire l’impasse sur ce que sont parfois les affres de la création collective, les discussion sans fin, les frictions entre les différents intervenants. Avec, toutefois, quelques pointes d’humour qui attestent que ce n’est pas parce qu’on évoque Pasolini que ce doit être rébarbatif.
Loin de toute affirmation péremptoire, les quatre comédiennes et comédiens privilégient l’exploration des possibles, les questionnements, les tentatives, les tâtonnements. Et l’esquisse qui en résulte va au-delà de l’envie de simplement produire une spectacle qui donne à voir le théâtre en train de se faire. Il s’agit pour les artistes, nés dans les années 1980 et 1990 et qui ont en commun d’avoir des arrières grands parents paysans, de renouer avec un monde paysan, prolétaire et sous-prolétaire, annihilé par un système capitalistique omnipotent (« avoir, posséder, détruire »), qu’ils n’ont pourtant pas connu.
Habités par l’obsession de Pasolini d’alerter ses contemporains sur la disparition de ce monde, ils ambitionnent de remettre au goût du XXIe siècle son attachement au refus « qui a toujours joué un rôle essentiel, disait-il. Les rares qui ont fait l’histoire sont ceux qui ont dit non ». Ils sont persuadés qu’un autre monde est possible, nécessaire, et que le poète italien les amène à « faire un détour par le passé pour analyser notre présent et penser le futur ».
Didier Béclard
« En une nuit – Notes pour spectacle » de et avec Ferdinand Despy, Simon Hardouin, Justine Lequette et Eva Zingaro-Meyer, jusqu’au 10 décembre au Studio varia à Bruxelles, 02/640.35.50, varia.be.
Du 31 janvier au 4 février 2023 au Théâtre de Liège, les 7 et 8 février 2023 à la maison de la Culture de Tournai, du 9 au 11 mars 2023 à l’Ancre à Charleroi.
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