7 répétitions, qui s’échelonnent de février à septembre 1940, montrent Claudia, élève de 3e au Conservatoire de Paris, travaillant le rôle d’Elvire ("Dom Juan" de Molière, Acte IV, scène 6). Relancée et soutenue par son professeur, elle traque le mystère de ce personnage insaisissable et mouvant. Sa première prestation la satisfait et elle espère des encouragements. Même s’il adopte un ton bienveillant, Jouvet dresse un constat sévère. Il l’incite à se méfier de la facilité et lui reproche de fatiguer le spectateur par un sentiment toujours égal. "Tu n’ as pas besoin de pleurer, mais qu’à l’intérieur de toi-même, il y ait vraiment des larmes." A la séance suivante, il ne s’embarrasse plus de précautions oratoires. Il l’interrompt, lui fait reprendre plusieurs fois son entrée, lui demande de "respirer à l’intérieur de la phrase", sans respecter les points. Il la conjure de "travailler son sentiment", en renonçant à son orgueil et à son intelligence dramatique. Il faudrait vraiment que le "je vous ai aimé" d’Elvire, "ça vous arrache les tripes". Submergée par ce flot d’indications techniques et psychologiques, Claudia vacille, prête à jeter l’éponge.
Trois jours plus tard, le ciel se dégage. Pour la première fois, elle fait un pas important vers le personnage. Elle comprend émotionnellement la complexité d’Elvire. Rétablissement de la confiance entre le maître et l’élève. Touché, le professeur pointe des lacunes, mais est convaincu que Claudia a franchi un palier décisif. Une certitude ébranlée par le désastre de l’avant-dernière répétition. Effondrée, l’étudiante constate que le texte lui échappe. Sous cet aveu, perce une demande de réconfort. Avec une ironie mordante, Jouvet dissèque ses erreurs. Rien ne trouve grâce à ses yeux. Le désarroi l’éloigne de toute compassion. Mais le 21 septembre, c’est une Claudia métamorphosée qui incarne Elvire, héroïne vibrante d’amour et pourtant extatique. Comblé, Jouvet remercie tendrement la comédienne.
Christian Crahay ne reprend pas le phrasé particulier de Louis Jouvet, mais fait sentir admirablement l’exaltation que lui inspire son métier. Passant de la salle à la scène, il justifie rigoureusement ses indications, prend à partie les élèves témoins et n’hésite pas à bousculer Claudia, pour l’obliger à se dépasser. Cependant la pièce ne se réduit pas à une série de mises au point d’une scène de "Dom Juan". Le professeur y confirme son aversion pour la tricherie et sa conception exigeante de l’acteur. Un comédien doit se rendre disponible, comme quelqu’un qui jeûne pour devenir pur : "On ne joue plus le rôle, quand on se joue soi-même dans le rôle." Malgré les brillants discours qu’il tient sur le plateau, Jouvet est aussi un homme qui doute. L’énigmatique Elvire lui résiste. Dans un corps à corps acharné, il s’efforce de la maîtriser. De son côté, Claudia mène, elle aussi, une approche fiévreuse du personnage. La transmission d’un savoir par un maître se double de deux combats parallèles, qui débouchent sur des échanges parfois violents. Anabel Lopez souligne la maturité de Claudia, une étudiante qui a du répondant. Docile et tenace, elle résiste à la brutalité de certaines critiques, analyse ses blocages et surmonte les moments de découragement.
"Elvire Jouvet 40" s’adresse à des spectateurs plus intéressés par la création artistique qu’Octave (qui joue le rôle de Dom Juan) et que Léon (qui joue le rôle de Sganarelle). Ces personnages apparaissent comme des apprentis comédiens peu motivés et désireux de plaire à leur "patron", qu’ils craignent. Ils sont pourtant pris par l’émotion qui se dégage de la prestation finale de Claudia. Jouvet sollicite leurs avis, mais n’en attend pas grand-chose. Etait-il nécessaire de le confirmer par le silence méprisant, qui ponctue leur interprétation d’une scène d’"Andromaque" ?
Les dates affichées et les costumes rappellent que les répétitions se déroulent pendant la guerre. Cette salle de théâtre, où maître et élève recherchent opiniâtrement la vérité d’un personnage, prend l’allure d’un bastion culturel. Un foyer de résistance à la barbarie. Bientôt, celle-ci imposera sa loi. Louis Jouvet s’exilera en Amérique du Sud et Claudia (de son vrai nom : Paula Dehelly) obtiendra le premier prix de comédie, mais sera interdite de scène, pendant l’occupation. A cause de ses origines juives.
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