Les différents "bonsoirs", que chaque comédien adresse au public, suscitent d’emblée sa complicité. Il saisit rapidement qu’on ne l’embarque pas dans une histoire déjà ficelée, mais qu’on le rend témoin de son élaboration. Sur cette feuille blanche qu’est la scène, les onze membres de la troupe donnent vie à une oeuvre chorale, qui tisse des liens entre l’après 68 et l’heure actuelle. Ils s’expriment en leur nom ou endossent des rôles, passent d’un personnage à l’autre, chantent en choeur et zigzaguent dans le temps. Un joyeux désordre qui rend vaine toute tentative de résumé.
Max (rôle que se partagent plusieurs comédiens) est le point d’ancrage. Depuis trois ans, il vit avec Julia, à New York, la "nouvelle Alexandrie". Répondant à l’appel de ses racines, il décide de rentrer en France. Stupéfaite, sa compagne ne le retient pas. Plus tard, elle comprendra l’intérêt de ce retour au pays natal. A Paris, il retrouve ses copains, une fille toujours amoureuse de lui et... ses parents. Des flash-backs le replongent dans la fièvre de mai 68. Passionnés par la révolution culturelle et la nouvelle vague, Pierre et Angèle se lancent dans des discussions orageuses, notamment à propos de "La Chinoise" de Godard. Accro aux drogues à la mode, Pierre tombe dans la déprime et se suicide. Max ne lui pardonne pas de l’avoir rendu orphelin.
Cependant la pièce ne s’attarde pas sur ce drame particulier. A travers les destins croisés d’un nombre imposant de personnages, parfois imprécis, elle nous fait passer de la mélancolie à la joie et de l’espoir au désenchantement. Sentiments mêlés, qui émergent de l’imbrication de deux époques. On s’enthousiasme pour le roi de la petite reine, escaladant les cols avec panache et on est sidérés par l’exploit fabuleux des astronautes. On continue à fraterniser avec Bob Dylan, en chantent "Blowing in the wind", mais les slogans qui faisaient fureur, comme "Il est interdit d’interdire" sonnent creux. Les utopies de mai 68 font écho aux doutes d’aujourd’hui. On rêvait d’obtenir tout, tout de suite. Maintenant on souffre de notre impuissance à protéger la vie sur terre. Un désarroi qui nous met au diapason de Barbara chantant : "Pourquoi suis-je venue ici, où mon passé me crucifie, où dort à jamais mon enfance ?"
La mise en scène souple et précise d’Armel Roussel nous aide à entrer dans le jeu de ce spectacle éclaté. Pas d’intrigue linéaire ni de personnages complexes, mais des acteurs représentant des hommes et des femmes en proie à de multiples vicissitudes. Leurs joies et leurs peines incitent à nous interroger sur nos rapports aux autres et sur nos liens avec le passé. On se laisse emporter par la vitalité des comédiens et séduire par l’écriture pleine de verdeur de Jean-Marie Piemme. Ironie caustique pour démystifier les phrases hermétiques et les querelles fumeuses des intellos. Sobriété touchante pour suggérer la tristesse de Max, imaginant que son fils se détourne de sa langue paternelle. Dommage que ce spectacle dynamique subisse quelques baisses de rythme, durant certaines scènes trop étirées.
Très lucide, l’auteur affirme :" "Eddy Merckx a marché sur la lune" n’est pas le texte d’une trompeuse nostalgie, où l’on ressasserait le bidonnant couplet de "c’était mieux avant". Ce n’est pas non plus mieux maintenant." Mais il ne sombre pas dans le pessimisme et insuffle à ses porte-parole une énergie vitale, une pugnacité de boxeur. "Inquiets du lendemain", ils sont avant tout "soucieux de ne pas ajouter du gris au gris, de la mort à la mort."