Comment avez-vous découvert ce texte ? D’où vient il ?
Peter : En fait, je suivais les spectacles de Ton & Willem dans les années ’90, à cette époque j’ai vu Desperado et, il y a quelques années j’avais l’intention de le monter en NL.
J’avais demandé à l’un des deux écrivains si on pouvait avoir les droits pour jouer ça en Belgique, en transposant en flamand (parce que c’est un texte avec une écriture hollandaise, voir même amstellodamoise). Mais un des deux écrivains n’a pas donné sa réponse tout de suite… Entre temps le deuxième m’a rappelé, fort embêté, me disant que le Toneelhuis à Anvers avait demandé à avoir les droits, et que son collègue avait tout de suite dit oui.
Donc j’ai été déçu, pas fâché, mais déçu.
Alors je lui ai dit que dans ce cas, je souhaitais tout de suite les droits pour la version française. Il m’a dit « oui ok , ça va ». Et voilà.
Mais vous, Tristero, ça vous arrive souvent de traduire ou de jouer en français, non ?
Youri : Oui on a déjà joué en Français plusieurs fois, par exemple quand on a créé « Iemand van ons » qu’on a joué en NL. C’est une pièce écrite par Peter partiellement et puis en groupe. Ensuite on a décidé de créer une deuxième version, en français, en collaboration avec Transquinquennal. On a retravaillé le texte, surtout la troisième partie, la nouvelle version s’appelait « L’un d’entre nous » et a été jouée au Varia. Un autre exemple : Kristien de Proost, qui était dans le noyau artistique de Tristero, a créé un monologue qui s’appelle « Toestand », comme une espèce d’auto-portrait, qu’elle a aussi traduit en français par « Au courant ».
C’est parce que vous êtes basés ici à Bruxelles, ou parce que vous avez l’habitude de travailler comme ça, en fonction de l’envie ou du contexte ?
Peter : Je suis né à Bruxelles, c’est naturel pour moi, ça dépend vraiment du projet. Mais en général avec Tristero on bosse en NL. Mais quand on a des opportunités, ou qu’on rencontre des gens avec qui on s’entend bien, comme les compagnies Transquinquennal ou Enervé, on se dit que c’est chouette aussi de collaborer en français.
Ici, c’était donc un concours de circonstances…
Peter : Oui, en fait, ça a permis de mettre l’histoire en marche.
Comment vous avez négocié le travail de fond, en constituant ce « duo de duos » ensemble ?
Peter : C’était une forte volonté de travailler ensemble d’abord. Ce n’était pas une expérimentation, Eno et Hervé suivaient déjà notre travail, et réciproquement, et déjà là on s’est dit que nos mondes pouvaient se rejoindre. Et ensuite ce texte est assez puissant, il implique des choses en lui-même.
Eno : Personne ne s’est dit « nous, on va faire notre style sur ce texte », c’est le texte qui impose quand même un style assez clair.
Et comment vous avez commencé le travail de traduction ensemble ?
Peter : Quand j’ai eu cette idée de faire Desperado en français, je savais déjà que j’avais envie de travailler avec la compagnie Enervé. Et c’est à ce moment-là qu’on s’est mis d’accord pour une période de travail et qu’on s’est dit qu’on allait faire la traduction ensemble.
Eno : Tu as quand même commencé par une traduction de base, pour qu’on comprenne le sens général, parce que notre niveau de néerlandais n’est pas incroyable du tout.
Youri : Oui, là on parle d’un bout du début, pour des raisons de promo, pour le présenter au Varia et chercher les partenaires.
Comment avec ce texte, étant la base du travail, avez-vous réussi à combiner les sensibilités et l’humour de chacun, et de vos collectifs au travers de la traduction ?
Youri : On a quand même fait une traduction assez exacte du texte, la seule chose qui présentait un défi, c’était que le texte était écrit dans un jargon hollandais… Il fallait le traduire une première fois en flamand, pour ensuite aller vers le français. C’était comme une confrontation avec trois langues finalement. Mais on n’a pas vraiment changé le contenu du texte.
Vous n’avez pas réinventé des expressions ? Retravaillé des tournures de phrase… ?
Peter : C’est à dire que déjà, dans le texte original, ils utilisent des expressions contaminées, comme « partir en sucette », « picoler comme un tonneau » , il y a des moments où, par exemple, ils mélangent deux expressions. Et ça on devait déjà le traduire à notre façon.
Le fait qu’on ait traduit ensemble, a fait qu’on a pu directement travailler la dramaturgie, la langue, le rythme de la langue…
Hervé : Ce qui est spécifique au texte c’est qu’il n’a pas de ponctuation, c’est très rythmique, et ça, on le respecte tous dans la pièce, il y a vraiment une musicalité. Ce n’est pas rapide pour autant.
Et toutes les phrases incomplètes, les bégaiements, les cafouillages dans le texte, ça s’est passé comment pour transposer ça ?
Peter : Ben, on a quand même bien mis du temps. On est repassé plein de fois dessus.
Youri : On a fait plusieurs versions. Quand on en a eu une qu’on pensait prête à 90%, on a lu et relu avec d’autres gens, des francophones, qui ont quand même donné des remarques au fur et à mesure. Mais parfois on a discuté pendant des heures sur deux ou trois mots.
Peter : Dans tout le texte, il n’y a pratiquement pas de « situations » comme quelqu’un qui dirait qu’il va chercher un truc, ou un malentendu par ce qu’un autre annoncerait qu’il arrive en retard… Il y a juste ces quatre gars, qui sont là, et ils attendent quelque chose… Mais dont on ne sait rien. Ils parlent pour tuer le temps, mais il n’y a pas d’action, il n’y a que le texte donc il doit être parfait.
80% de notre travail c’était de faire que ce texte soit bien.
Youri : Même après qu’on l’ait appris par coeur, il y a eu encore des phases où on a remis certaines choses en question…
Eno : Mais dans le jeu, sur le plateau, il y a des choses qui sortent instinctivement.
Peter : Oui, c’est en assimilant le texte aussi qu’on s’est rendu compte qu’il fallait parfois formuler autrement, ou changer des mots de place…
Aurélia Noca (attachée de presse du Varia) : L’aspect d’une collaboration francophone - néerlandophone est aussi hyper chouette ici à Bruxelles. Surtout que vous travaillez justement sur un spectacle qui est basé sur un texte qui « cherche ses mots », où on voit que les personnages ont envie de dire plus que ce qu’ils disent oralement, je trouve que c’est vraiment intéressant, politiquement aussi.
Youri : Moi j’essaie de m’imaginer que je vienne voir ça en tant que spectateur et que j’entende directement les différents accents, sans que l’on n’en parle jamais dans le texte, même pas une seule phrase (Bah oui, parce que le texte n’a pas été écrit pour ça)… Je trouve que c’est chouette qu’il n’y ait pas cette question qui surgisse directement. (rires)
Aurélia : Oui justement, ça apporte une richesse en plus au spectacle, parce que justement ça n’y fait pas allusion. C’est juste 4 potes qui portent leur accent et peu importe . Ce qui compte c’est qu’ils aiment bien se retrouver parce qu’ils peuvent se parler, ils peuvent se causer malgré leurs petites différences. Ça raconte ça aussi ?
Hervé : Pour moi, comme je suis un grand optimiste je me dis que ça aide presque. Parce que le fait est que ces personnages ne sont quand-même pas des grands bourgeois dans la pièce, c’est des milieux un peu populaires, et c’est aussi des milieux ou tu retrouves les accents un peu dans tous les sens et sans les forcer.
Il y a aussi une autre question qui découle du fait qu’on soit à Bruxelles : Dans pas mal de théâtres, les pièces sont accompagnées de sous-titres en néerlandais ou en français. Vous avez pensé à re-traduire votre texte ? (rires)
Peter : Oui on a pensé au surtitrage, mais j’étais tout de suite contre, parce qu’ici, ce n’est que du texte, il fallait qu’il soit entendu.
Youri : Les sous-titres ne sont aussi, pour des raisons techniques, pratiquement jamais ce qu’on dit exactement. C’est toujours un peu synthétique et là on ne pourrait pas le faire, parce que tout repose sur le texte, sa rythmique, sa ponctuation.
Il y a aussi un détail qui m’avait marquée, c’est que le texte a été écrit par un duo, vous êtes aussi deux duos ensemble. « Être deux » c’est l’art du dialogue à la base. Alors que là on n’ est pas du tout dans une communication fluide entre les gens…
Youri : Oui ça c’est vrai, et c’est lié vraiment à la façon dont Kas & Willem ont travaillé sur base d’improvisations. Ce qui est intéressant en fait c’est la genèse de ce texte, ils sont allés sur une île en Hollande avec deux autres gars, et ils ont improvisé sur leurs pères, en imitant leur manière de parler, de débattre sur le monde… Probablement toujours en train de radoter, de se parler à eux-mêmes…Des hommes qui ne changeront jamais d’idée.
Hervé : Ça c’est le côté assez moderne et intéressant de la pièce, il n’y a pas de début ou de fin, tu la prends à un endroit mais elle pourrait continuer deux heures. Tu imagines qu’elle continue toute la nuit. Il n’y a pas tout ce qu’on demande quand tu dois faire un « scénario ». Pourquoi faut-il toujours que les personnages évoluent, dans un sens ? C’est des trucs de scénaristes qui ont décrété que la vie était comme ça. Mais non enfin, tout le monde n’évolue pas en fait, loin de là. C’est très moral de penser comme ça.
Finalement, leurs expressions, leur manière de parler, c’est leur façon d e s’approprier la langue, de se comprendre ?
Hervé : Oui, ils parlent une langue à eux. C’est une langue qui n’est pas « riche », mais qui leur appartient.
Eno : Et ce qui est intéressant par là, c’est que les personnages parlent justement tous de cette même façon, on est embarqué dans leur univers linguistique étrange.
Ils n’arrêtent pas de reprendre des expressions, de se répéter, de revenir sur les choses… c’est un langage entre eux…mais ça se comprend très facilement aussi.
Youri : C’est vrai que quand on voit le texte écrit, visuellement même, il est tout à fait calé à gauche de la page : ils ne parlent pas en longues phrases éloquentes. C’est des petites phrases parce qu’ils ne veulent dire que l’essentiel, tout en cherchant les mots, ils hésitent et ils parlent bien souvent de choses qui n’existent presque pas.
Est-ce que là-dessus, se rajoute les codes stéréotypé de « cowboy » à proprement parlé, façon Hollywood ? Est-ce qu’ils essayent en plus d’employer le style des personnages qu’ils incarnent ?
Hervé : Pas vraiment, c’est plutôt une forme de décalage absurde par rapport à ce qu’ils sont en train de raconter, une couche en plus. À la base, c’est plutôt un portrait de leurs pères, donc pas spécialement sur des cowboys. Donc la sensation qu’a eu Pierre (Sartenaer, oeil extérieure), et c’est complètement intuitif, c’est que le truc des cowboys est arrivé plus tard.
Peter : Ça sert à les lier en même temps.
Ils ont quand même ce truc en commun, ils sortent habillés en cowboy le weekend, dans un genre de village far-west, comme un hobby qui les sort de leur quotidien. Mais ils n’en parlent même pas finalement, c’est tellement évident pour eux !
Hervé : Ce qui fait écho au cowboy, c’est qu’ils parlent beaucoup de liberté, d’espace, de « partir »…Mais eux, ils sont vissés à leurs sièges, ils sont attachés et ils ne partiront pas.
Ils ne peuvent s’évader qu’en parlant, ils fantasment sur ce que représente le cowboy et l’aventure.
En plus, c’est encore plus dans l’imaginaire, parce que le « cowboy » solitaire ça n’existe pas. Le cowboy, il vit avec son bétail et ses collègues. Le solitaire, c’est le chasseur de prime à la limite… Je dis ça parce que je suis à fond dans « pour quelques poignées de dollars » en ce moment (rires)
Justement, quelles étaient vos influences et références pour la mise en scène ? Vous vous êtes inspirés de l’ambiance western ?
Youri : Non ! Pour jouer ce texte, moins on fait les cowboys, mieux c’est.
Ça n’aurait pas de sens selon nous. Ils travaillent avec une image, qui est finalement une icône de la masculinité.
Peter : On pourrait aussi avoir quatre motards ou vikings. Parce que ce qui compte c’est ce questionnement sur le groupe et la virilité. Ça aurait été possible aussi, parce que, comme dans le far-west, l’espace et la lumière sont important pour un motard, par exemple.
Youri : Mais dans ce cas, tu perds un peu ce côté héroïque, alors que les cowboys, ça reste nébuleux, il y a un côté iconique qui a évolué dans l’imaginaire, à tel point qu’on ne sait même plus ce que c’est en fait. Pour moi, le motard, c’est très concret, ça existe toujours, alors que le cowboy, c’est devenu un symbole de quelque chose.
Hervé : Parce que le cowboy, soi-disant, ne doit rien à personne. Son existence, il ne la doit qu’à lui même quoi. C’est ça qui fait rêver nos quatre types.
Ils essaient de retrouver leur place… En fait, on lit en eux la question de savoir : « Qu’est-ce que c’est que d’être un ‘homme’ aujourd’hui ».
Youri : Oui, parce qu’ils ne sont quand même pas tout à fait heureux, ce ne sont pas des hommes épanouis, on peut le dire (rires)
Ils ont quand même tous des problèmes avec leur travail, avec les femmes surtout, donc ils se cherchent aussi là-dedans.
Hervé : Oui c’est ça, c’est important pour eux, c’est un peu différent selon les uns et les autres. Il y en a qui se permettent d’avoir des émotions et d’autres qui se l’interdisent. Il y a quelque chose sur le comportement, comment ne pas se faire avoir par les autres, comment se démarquer, comment faire ses preuves au sein d’un groupe… J’ai vu une fois un reportage sur des loups, et avoir une meute, c’est terrible en fait, tu dois toujours mater ce que fait l’autre, il y en a toujours un qui veut redevenir le chef, les places de chacun sont tout le temps à défendre… Si tu veux appartenir au groupe, tu dois tout le temps lutter ou revenir à l’attaque. C’est éprouvant. En tous cas, pour ces mecs là, ça doit l’être !
Ils sont dans une construction du masculin très cliché, ils ont du mal à en sortir.
Et aujourd’hui, ça peut faire partir dans plein d’autres imaginaires, et plein d’autres stéréotypes finalement…
Eno : Oui, sans le vouloir apparemment ça parle de ça. On parle de mecs frustrés, en colère qui perdent leur image virile par rapport aux femmes et qui ont un problème de pouvoir.
Leur rendez-vous c’est un endroit où ils retrouvent un peu une sorte d’exutoire.
Donc effectivement ça renvoie à plein de choses.
Et au niveau de la mise en scène ?
Hervé : Par rapport à cette histoire de café, on a pris la décision de s’en détacher, ce côté « tabourets » et référence au pub, c’était un truc qui aplatissait le propos selon nous.
Youri : Mais moi je n’aurais pas eu envie non plus de rentrer là-dedans, parce que ça donne tout de suite une conversation de bar, et je trouve qu’avec ça, on ne prend pas les choses au sérieux tout de suite…Ou moins, en tous cas. Tu te dis plus vite « ils sont un peu saouls », ce n’est pas ça qui est intéressant je pense.
Eno : C’est tellement déjà présent dans le texte, que de jouer encore là-dessus ça aurait été trop clair. Ici, c’est un lieu mystérieux, une mise en scène moins référencée et plus abstraite…
Peter : Notre mise en scène, c’est un peu un no man’s land finalement.
Hervé : Par le choix de collaborer avec Marie Szersnovicz et Margareta W. Andersen en scénographie et lumière, on savait qu’on allait travailler à une image qui n’allait pas être « plattekes ». Marie vient avec un imaginaire, et puis on se met dedans.
Le truc aussi c’est que c’est une scéno très légère, on peut la monter et la démonter super facilement, et ça fait partie du concept aussi.
Par rapport aux personnages, comment vous avez chacun trouvé votre rôle dans ces 4 hommes ?
Youri : Traditionnellement, c’est Peter qui décide (rires)
Eno : Il a fait une proposition, et puis on était assez d’accord, c’était plutôt logique. C’est une sensation qu’il avait, et ça a marché comme ça. Le personnage le plus âgé c’était d’office Peter (rires).
Mais en fait, même si ces 4 mecs ont des petites particularités, c’est un peu le même genre et pratiquement le même type décliné. Ils sont tellement sur le même langage, dans leurs façons de parler, tu ne sais pas dire « lui, il est clairement comme ça », on n’est pas dans un schéma d’une famille avec la figure du père par exemple. Il y a des teintes et des nuances entre eux, mais c’est très léger.
Pourtant, j’ai l’impression qu’ils s’engueulent beaucoup, et qu’ils sont souvent en train de se chamailler… C’est un peu comme quatre personnalités dans le même corps ?
Eno : Oui on pourrait le dire aussi comme ça.
Peter : Ça pourrait être une litanie d’une seule personne, sous différents jours.
Eno : En tous cas, c’était important qu’on ne distingue pas les personnages en se disant « ha, il y a celui-ci ou celui-là », que ça ne soit pas la galerie de personnages bien pittoresque.
Hervé : On ne voulait pas en faire une bande de gros « beaufs ».
Eno : Le costume prend beaucoup cette part là, il aide à se projeter. Le fait qu’on soit en cowboy, ça se suffit, et c’est là que tu peux, en tant que spectateur, imaginer des choses et te dire « celui-là je l’imagine plus comme ça ». C’est un décalage que nous, on n’a pas à prendre en charge . (rires)
Photo : Aurélia Noca
DESPERADO, Ton Kas & Willem de Wolf, Traduction :
Youri Dirkx, Eno Krojanker, Hervé Piron, Peter Vandenbempt
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