Avec conviction, Julia persuade Paul qu’ils ne se sont jamais vraiment aimés. Un enfant - elle n’en voulait pas - n’aurait rien changé. Paul ne lui tient pas tête. C’est un résigné qui constate : " J’ai découvert qu’à cause d’un problème génétique, je n’avais pas d’âme." L’irruption des invités tonifie l’atmosphère. Joséfine, la jeune assistante de Julia, déborde de vitalité. Elle revit allègrement ses nuits de défonce et d’amour. Défiée par Paul, elle enfile des gants de boxe et lui décoche une droite décisive. Tilman, son compagnon, se tenant à l’écart, elle met en valeur son esprit créatif et ses qualités de manager. Lui se considère comme "une vraie merde".
Au milieu des amabilités de circonstance surgissent des propos choquants. Comme des poussées de fièvre. Par la rigueur de leur jeu, Anne-Claire (Julia), Serge Demoulin (Paul), Pauline Serneels (Joséfine) et Mikael Di Marco (Tilman) rendent naturelle l’absence totale d’empathie. Ils ne semblent pas conscients de l’incongruité de leurs interventions glaçantes. Le dispositif scénique, utilisé par le metteur en scène Michaël Delaunoy nous incite à les observer à distance. Comme dans un laboratoire. Répartis sur les quatre côtés d’un plateau en creux, les spectateurs surplombent une curieuse cuisine, transformée en ring. Les protagonistes s’y affrontent sous une grappe de sacs de frappe.
Dans une alternance de répliques courtes, parfois décapantes et de tirades élaborées, ils émettent des avis tranchés et contradictoires sur les rapports de domination, la procréation, l’orientation sexuelle, la transmission, la recherche d’identité, etc... Un thème plus développé : les effets dévastateurs de l’obsession du profit. Paul était un pianiste classique. Il a renoncé à son art, pour gagner beaucoup d’argent, en produisant de la dance music. Historienne d’art, Julia veut défendre des représentants de "l’activisme viennois", mais finit par se soumettre aux exigences de Marko, un artiste bankable. Trahison qu’elle s’acharne à imposer à son assistante. La prospérité de son usine de meubles n’empêche pas Tilman de vivre au bord d’un gouffre. Pour oublier le mépris qu’il a de lui-même, il s’enivre et danse jusqu’à l’épuisement.
Martin Crimp aime provoquer le spectateur, en misant sur l’étrangeté. Il préfère suggérer la violence que la rendre explicite. Ainsi dans "Rien à signaler" (Théâtre de Poche, 2013), pièce qui traite de la maltraitance, ce sont les non-dits, les regards, les silences, qui trahissent l’indifférence et la lâcheté. "Des Hommes endormis" est une oeuvre plus déroutante. On s’interroge sur le sort des hommes, sur le lien qui unit désormais les femmes, sur l’avenir de l’enfant que porte Joséfine... Crimp ne nous tient pas la main. Il nous surprend par des pulsions humaines, qui bousculent certaines idées reçues.