Voici le commentaire d’Avignon 2009
Créée la même année (1962) que Le Roi se meurt, la pièce ne connut pas le même succès que le chef-d’œuvre macabre, somme toute assez « académique », par rapport à la folie de ce Délire à deux. Excellente idée donc, que de nous la ressusciter, en cette année du 100e anniversaire de la naissance d’Ionesco.
Dans toutes les pièces d’Ionesco, le « couple » est une épreuve terrible et il en propose les variantes les plus déjantées (petit-bourgeois désintégrés dans La Cantatrice chauve, couple prof/élève pervers dans La Leçon, couple halluciné par un mort encombrant dans Amédée, ou comment s’en débarrasser.)
La haine comme ciment du couple
Dans « Délire à deux », le ciment du couple est une haine pratiquée depuis dix-sept ans, au quotidien. Avec une jouissance maniaque, la femme détruit systématiquement son petit freluquet de mari à coups d’insultes dérisoires (« séducteur ! », alors qu’il présente tous les signes de la déchéance) ou en lui disputant la redoutable dialectique du raisonnement absurde. « La tortue et le limaçon, est-ce le même animal » ? A partir de ce grave problème « dialectique », c’est un délire de mauvaise foi et d’autodestruction réciproque qui se met en en marche. Dehors, c’est la guerre (civile ?) mais les deux n’en ont cure, laissant s’effondrer petit à petit la carapace dérisoire de leur appartement. Tout au plus des éclats d’obus viennent-ils interrompre (ou rythmer ?) leur « non/dialogue », agressif jusqu’à la violence physique. Il n’y aura pas d’issue, pas de conclusion et la fin en boucle, typique du théâtre d’Ionesco, laisse présager le pire. Car le couple, c’est la guerre. Un peu simpliste ? Oui et non. Car, métaphoriquement, la réciproque est vraie et vérifiée.
Faut-il rappeler les avatars du « couple » franco-allemand, qui nous valut deux guerres mondiales pour un lopin de terre ? Et les actuelles haines métaphysiques entre le monde arabe, dont les Palestiniens et les Israéliens, là aussi pour un lopin de terre à haute valeur religieuse ajoutée ? Eugène Ionesco a souffert et de deux guerres mondiales (des choix idéologiques difficiles entre fascisme, communisme et démocratie) et de la séparation du couple parental à cause de la première guerre. Le Rhinocéros - écrit en 1957-58, d’une réflexion sur la guerre d’Algérie, qui secoua la France, mais extensible aux délires totalitaires, fascistes et communistes- porte ce fantasme de guerre. Délire à deux met l’accent sur la destruction intérieure, sur fond de guerre.
A Avignon, les trois complices, Vinciane Geerincx, metteuse en scène, Xavier Campion, (« Lui ») et Florence Roux, (« Elle ») utilisent au mieux le petit espace du théâtre du Verbe fou. Un décor miteux, vieillot, intemporel, qui envahit l’espace des spectateurs et donne sur la rue. De cette double proximité, ils tirent des effets réalistes, « grossis », déformés progressivement par l’absurdité de la situation. Les énergies dissonantes des deux personnages poussent le conflit jusqu’à l’hystérie engendrant… le tragi-comique.
Une jolie réussite qui, dans le cas de Xavier Campion, confirme le sérieux de sa compagnie Le grand complot, dont nous avions déjà apprécié les deux premiers spectacles, Anders, aux Tanneurs, en 2006, puis L’histoire des ours pandas… de Mateï Visniec, à l’Arrière-Scène, en 2008.
En cette année du 100e anniversaire de la naissance d’Ionesco, on souhaite bon accueil en Belgique (et ailleurs) à ce spectacle crânement monté dans la jungle d’Avignon. Mieux vaut tard que jamais.
Christian Jade
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