La guerre est finie, un homme rentre en Allemagne. Trois ans se sont écoulés depuis la fin des hostilités mais Beckmann, jeune soldat de 25 ans, a été retenu en Sibérie et revient de cette épreuve perdu et épuisé. Il ne rêve que d’une chose : une porte à passer pour retrouver un foyer, un chez lui. Cependant son absence a été longue et il revient tout différent de celui qu’il était en partant, précise la préface de la pièce.
Borchert livre un texte noir où il utilise le ton du conte pour rendre compte de l’état d’errance d’entre vie et mort que connaît le héros. Héloïse Meire et Céline Hupin ont choisi d’utiliser l’onirisme du texte pour proposer des ambiances contrastées où le macabre rencontre le fantastique. Le spectacle commence par une image fort, particulièrement emblématique du spectacle dans laquelle la mort masquée émerge lentement d’une marée immense et organique évoquant des lambeaux de chair, des viscères ou un amas de cadavres. L’enfer que vit le héros se matérialise au travers de différents tableaux en dialogue étroit les uns avec les autres : derrière un voile en fond de scène des pans du rêve ou du cauchemar se déploient à demi-teinte ; sur l’avant-scène le soldat se confronte en clair-obscur avec le monde réel. L’ambiguïté des registres accentue le décalage que vit Beckmann et nous fait entrer au cœur de son tourment.
En filigrane apparaît alors le propos de la pièce, à savoir celui de la responsabilité individuelle dans l’horreur, le choix ou non du déni face à l’inacceptable. La guerre est finie ? Pour Beckmann elle ne l’est pas. Par sa quête éperdue du sens, le protagoniste nous partage les barrières et les refus qu’il essuie, nous fait rencontrer ses démons d’hier et d’aujourd’hui. L’Elbe personnifiée en figure mythologique refuse son suicide, le colonel de Beckmann dans son intérieur bourgeois le prend pour un fou. Chaque jour, on assassine, chaque jour on est assassiné... mais comment faire pour avancer sans oublier ses crimes ?
Le dispositif scénique revisite le texte et fait ressortir par l’allégorie l’intemporalité des questions posées. L’habile mise en abyme de la rencontre de Beckmann avec un directeur de théâtre pose par exemple un regard auto-réflexif sur la pièce et interroge le culte du divertissement face au désastre. En ce sens, le spectacle fait preuve d’une ligne lisible et cohérente, un rien didactique peut-être. Les scènes s’enchaînent avec cadence sur une bande-son rythmée et nous font pénétrer par la matière dans les nuées du héros. On apprécie d’assister à une recherche théâtrale entière et foisonnante incluant des acteurs impliqués et des personnages dynamiques, au risque peut-être de regretter qu’il n’ y ait davantage de sobriété et de suggestion.
Blanche Tirtiaux
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