Lundi 12 décembre 2016, par Isabelle Plumhans

Dans de beaux draps

Début décembre. Spectacle des frères Thabet. J’y assiste, médusée, au sublime. A la poésie voltigée. Au splendide « Nous sommes tous pareils à ces crapauds qui… ». Expression de la différence physique (ou pas…), autant que de la force, de la virtuosité extraordinaire.

Sur scène, deux hommes, un sur deux jambes, l’autre sur une seule, mais à béquilles qui bientôt disparaîtront. Une femme, aussi. Leurs mouvements, à eux trois, beaux, précis, enchevêtrements, disparitions, apparitions. Et puis, surtout, une robe. Celle de la femme. Blanche, belle, forte. Virginale. Taillée au buste, longueur de la traîne qui se déploie. Maritale. Symbolique. Elle épouse les mouvements de cette danseuse-acrobate, point d’exclamation sur scénographie ultra-simple. Une robe a priori encombrante pour un spectacle circassien ; pourtant, il n’en est rien. On la sent légère, elle se relève d’une main pour les figures plus difficiles. Roulades, envolées, elle va tout supporter. Tout sublimer. Puis s’épanouit, magistrale, quand, au cours d’un porté, femme sur homme, elle recouvre le corps de ce dernier, fusionnant leurs deux silhouettes en une seule. Et devient quatrième personnage de ce trio beau.

Parce que le vêtement est, devient, fait. Et de me souvenir, à la vision de cette robe belle et mariée, d’une conversation avec ma grand-mère. Qui, alors que l’interrogeais sur sa propre robe de mariée, col officier, buste serré, traîne kilométrique et soie sauvage blanc cassé, monstre de classe, me confiait qu’elle en avait elle-même réalisé le dessin. Il fallait que je comprenne bien, le jour du mariage, il faut en être l’actrice. Et il faut être habillée de beau, de ressemblant. Elle, elle voulait quelque chose de précis, elle ne le trouvait nulle part. Elle l’a dessiné. Pour être l’actrice de sa vie. Evidemment, que je comprenais. D’ailleurs, au Conservatoire, jouant les Trois sœurs, j’avais confectionné moi-même, m’y reprenant à plusieurs fois, le costume de « ma » Macha ; je ne trouvais rien d’existant qui lui allât -héritage stylistique, quand tu nous tiens. Il a fallu alors rechercher le tissu juste, la bonne taille de faux-cul, coudre et recoudre les jupons successifs qui entoureraient le corps du personnage, adoucir le galbe du corset. Et c’était comme un chemin vers ma Macha. Comme si, cousant, recousant (oh, les essais et erreurs !) je trouvais le fil de sa vie à elle, et l’intégrais dans ma vie à moi. Et cette robe, fil après fil, couche après couche, noir après noir, représentait Macha, pleine d’aspirations, mais engoncée dans sa tradition. Une Macha d’envie progressivement cousue à la retenue.

© Giovanni Cittadini Cesi © Giovanni Cittadini Cesi

Parce que le costume, pour un comédien, est plus qu’un simple habit. Il suit les mouvements. Du corps et de l’âme. Les sublime, les permet. Leur donne une dimension différente. Une bourgeoise à talons, au-delà du symbole, n’a pas le même porté corporel qu’une paysanne à sabots. Corps grandi, poids vers l’avant, elle est fière. Mais pourra se trouver chancelante, aussi, selon la taille, le dessin du talon. Carré, il solidifie. Aiguille, il instabilise. C’est Sally, campée par Tania Garbarski, dans Maris et femmes de Woody Allen, à la vie qui chancèle et aux talons plus prison qu’évasion.

Parfois, aussi, le costume renvoie à une réalité quotidienne. Ce sont les costumes bobo-normés, jeans-pull vintage- Stan Smiths des protagonistes de Germinal, de l’Amicale de Production. Pull à pluches et rose logo des baskets, genre dernier craquage fashion, on précisera. Admirables de normalité modeuse, mais sans en avoir l’air. Evidemment, les comédiens, en sortie de pièce, se sont changés. Pas comme « ça », dans leur vie de tous les jours. Rôle identificatoire du costume, qui se met à la place de son public. Ou d’un certain public. Il donne à voir un mimétisme, il est façade d’une société. Miroir. Une étude minutieuse et précise là où on pourrait voir une nonchalance scénographique.

Parce que, oui, définitivement, le costume est personnage à part entière. Il s’intellectualise, minutieusement. Se fait, précautionneusement. Il est confort et apparat à la fois.

Et à ce jeu, il y a deux écoles. D’abord, celle qui préfèrera confier ce travail minutieux à une personne, costumier ou costumière qui patiemment construira l’environnement habillé d’une pièce. C’est Emilie Jonet qui souligne l’absurde grotesque de l’Etat d’Urgence de Vincent Hennebicq (et Falk Richter) par son univers décalé et stylé, peluches extra-larges contre veste sporty à logo. Preuve que le costume est construction de personnage : Emilie, elle est comédienne. Et bien placée pour savoir que ce qu’on se met sur le dos, sur scène, influe sur ce personnage. Qu’il lui dessine ses contours de corps autant que d’âme. De sensations autant que de sentiments.

L’autre école, c’est celle où le comédien choisit, lentement, ce qui composera sa silhouette de scène. Qui court les brocantes, les magasins de tissus à faible coût. Qui teste. Ça ! Ah non, le metteur en scène n’aime pas. Ça ? Ah non, c’est inconfortable. Et puis, d’ailleurs, je ne reconnais pas mon personnage avec cette jupe-là. Ça ? Oui ! Cette veste qui vole autour du corps mais dessine une silhouette stricte à la fois c’est tout-à-fait elle. Alors, le costume devient l’autre peau qu’on enfile avant d’entrer en scène. Celle-là qui sera celle du personnage et celle de personne d’autre. Qui modifiera la démarche, qui propulsera le geste et la voix au-delà du soi.

Et puis, nous apprend le dictionnaire encyclopédique du Théâtre de Michel Corvin, le nom costume, apparu en 1641, vient du latin consuentudo. Soit, l’habitude. L’habitude d’être autre, sans doute. Et le costumé, l’art de traiter un sujet dans toute sa vérité historique. Il y a de l’anthropologie là-dedans. De la traduction de ce que le théâtre cherche à dire, à montrer. La preuve de sa force. De sa recherche de vrai, envers et contre tout. Et au-delà de la représentation. Qu’on songe aux corps nus d’Anima Ardens, de Thierry Smits- absence de costume mais costume en soi ; ils étaient interdits aux enfants. Qui, pourtant, en voient, eux, des corps nus, TV ou réalité. Car le théâtre est sublimation, extrapolation de la réalité. Et le costume (ou l’absence de costume) concoure à accentuer cette réalité extrapolée. En prolonge l’intention. En souligne l’attention. Parle, crie, dénonce. C’est sa violence. Et c’est tout un art, d’habiller cette vérité-là.

Des spectacles de Réveillon à voir en trois pièces-nœud pap-robe du soir ou en jeans-baskets, selon les cas… et vos envies

Maris et Femmes, de Woody Allen, au théâtre le Public, jusqu’au 31/12, www.theatrelepublic.be

Par delà-les marronniers, de jean-Michel Ribbes, Théâtre de Liège, du 27 au 31/12, www.theatredeliege.be

La Revue, théâtre des Galeries, jusqu’au 29/12, www.trg.be

Ceci n’est plus un couple, théâtre de la Toison d’Or, jusqu’au 31/12, www.ttotheatre.be

Le Coq D’or, la Monnaie au Palais de la Monnaie (Tour et Taxis), jusqu’au 30/12